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Mananava, 1922

Depuis mon retour, tout est devenu étranger, silencieux, à Forest Side. La vieille maison — la baraque, dit Laure — est comme un navire qui fait eau de partout, rafistolé tant bien que mal au moyen de bouts de tôle et de carton goudronné. L’humidité et les carias en viendront à bout bientôt. Mam ne parle plus, ne bouge plus, ne s’alimente presque plus. J’admire le courage de Laure qui reste auprès d’elle jour et nuit. Je n’ai pas cette force. Alors je marche sur les chemins de cannes, du côté de Quinze Cantons, là où l’on aperçoit les pics des Trois Mamelles et l’autre versant du ciel.

Il faut travailler, et, suivant l’idée de Laure, j’ai osé me présenter à nouveau chez W. W. West, que dirige maintenant mon cousin Ferdinand. L’oncle Ludovic est devenu vieux, il vit retiré des affaires dans la maison qu’il a fait construire près de Yemen, là où commençait jadis notre terre. Ferdinand m’a reçu avec une ironie méprisante qui autrefois m’aurait mis en colère. Maintenant, cela m’est égal. Quand il m’a dit :

« Alors, vous revenez sur les lieux que vous avez… »

J’ai suggéré :

« Hantés ? »

Même lorsqu’il a parlé des « héros de guerre comme on en voit tous les jours », je n’ai pas bronché. Pour terminer, il m’a offert d’être contremaître sur leurs plantations de Médine, et j’ai dû accepter. Me voici devenu sirdar !

Je loge dans une cabane du côté de Bambous, et chaque matin je parcours à cheval les plantations pour surveiller le travail. L’après-midi, je suis dans le tintamarre de la sucrerie, pour contrôler l’arrivée des cannes, la bagasse, la qualité des sirops. C’est un travail exténuant, mais je préfère cela à l’étouffement des bureaux de W. W. West. Le directeur de la sucrerie est un Anglais, du nom de Pilling, envoyé des Seychelles par l’Agricultural Company. Au commencement, il était prévenu contre moi par Ferdinand. Mais c’est un homme juste et nos rapports sont excellents, il parle de Chamarel, où il espère aller. Si on l’envoie là-bas, il me promet d’essayer de me faire venir aussi.

Yemen, c’est la solitude. Le matin, dans les champs immenses, les travailleurs et les femmes vêtues de gunny avancent comme une armée en haillons. Le bruit des serpes fait un rythme lent, régulier. Aux limites des champs, du côté de Walhalla, les hommes brisent les « chicots », les lourdes pierres, pour fabriquer les pyramides. À cheval, je traverse la plantation vers le sud, écoutant le bruit des serpes et les aboiements des sirdars. Je ruisselle de sueur. À Rodrigues, la brûlure du soleil était une ivresse, je voyais les étincelles s’allumer sur les pierres, sur les vacoas. Mais ici, la chaleur est une autre solitude sur l’étendue vert sombre des champs de canne.

C’est à Mananava que je pense, à présent, le dernier endroit qui me reste. C’est en moi depuis si longtemps, depuis les jours où nous marchions, Denis et moi, jusqu’à l’entrée des gorges. Souvent, tandis que je vais à cheval le long des chemins de cannes, je regarde vers le sud, et j’imagine les cachettes, à la source des rivières. Je sais que c’est là que je dois aller, enfin.

Aujourd’hui, j’ai vu Ouma.

La coupe a commencé dans les cannes vierges, en haut des plantations. Les hommes et les femmes sont venus de tous les points de la côte, le visage inquiet, parce qu’ils savent qu’un tiers seulement va être engagé. Les autres devront retourner chez eux, avec leur faim.

Sur le chemin de la sucrerie, une femme en gunny est à l’écart. Elle se tourne à demi vers moi, elle me regarde. Malgré son visage caché par le grand voile blanc, je la reconnais. Mais déjà elle a disparu dans la foule qui se divise sur les chemins entre les champs. J’essaie de courir vers elle, mais je me heurte aux travailleurs et aux femmes éconduits, et tout est recouvert d’un nuage de poussière. Quand j’arrive devant les champs, je ne vois que cette épaisse muraille verte qui ondule sous le vent. Le soleil brûle la terre sèche, brûle mon visage. Je cours au hasard, le long d’un sentier, je crie : « Ouma ! Ouma !… »

De loin en loin, des femmes en gunny lèvent la tête, cessent de faucher l’herbe entre les cannes. Un sirdar m’interpelle, sa voix est dure. L’air un peu égaré, je l’interroge. Y a-t-il des manafs ici ? Il ne comprend pas. Des gens de Rodrigues ? Il secoue la tête. Il y en a, mais ils sont dans des camps de réfugiés, du côté du Morne, au Ruisseau des Créoles.

Chaque jour, je cherche Ouma, sur la route qui amène les gunnies, et le soir, devant les bureaux du comptable, au moment de la paye. Les femmes ont compris déjà, elles se moquent de moi, elles m’interpellent, elles me jettent des quolibets. Alors je n’ose plus marcher sur les chemins de cannes. J’attends la nuit, et je vais à travers champs. Je croise les enfants qui glanent. Ils n’ont pas peur de moi, ils savent que je ne les dénoncerai pas. Quel âge doit avoir Sri aujourd’hui ?

Les journées, je les passe à parcourir à cheval les plantations, dans la poussière, sous le soleil qui m’étourdit. Est-elle ici, vraiment ? Toutes les femmes en gunny lui ressemblent, silhouettes fragiles courbées sur leur ombre, travaillant avec leurs serpes, leurs houes. Ouma ne s’est montrée à moi qu’une seule fois, comme elle faisait jadis près de la rivière Roseaux. Je pense à notre première rencontre, quand elle fuyait dans la vallée entre les arbustes, quand elle montait vers ses montagnes, agile comme un cabri. Ai-je rêvé tout cela ?

C’est ainsi que je prends la décision de tout abandonner, de tout jeter hors de moi. Ouma m’a montré ce que je dois faire, elle me l’a dit, à sa façon, sans parole, simplement en apparaissant devant moi comme un mirage, parmi tous ces gens qui viennent travailler sur ces terres qui ne seront jamais à eux : Noirs, Indiens, métis, chaque jour, centaines d’hommes et de femmes, ici à Yemen, à Walhalla, ou à Médine, à Phœnix, à Mon Désert, à Solitude, à Forbach. Centaines d’hommes et de femmes qui entassent les pierres sur les murailles et les pyramides, qui arrachent les souches, labourent, plantent les jeunes cannes, puis, au long des saisons, effeuillent les cannes, les étêtent, nettoient la terre, et quand vient l’été, avancent dans les plantations carré par carré et coupent, du matin jusqu’au soir, ne s’arrêtant que pour limer leurs faucilles, jusqu’à ce que saignent leurs mains et leurs jambes lacérées par le fil des feuilles, jusqu’à ce que le soleil leur donne la nausée et le vertige.

Presque sans m’en rendre compte, j’ai traversé la plantation jusqu’au sud, là où s’élève la cheminée d’une ancienne sucrerie ruinée. La mer n’est pas loin, mais on ne la voit pas, on ne l’entend pas. Seulement, dans le ciel bleu tournent par instants les oiseaux de mer, libres. C’est ici que les hommes travaillent à défricher de nouvelles terres. Sous le soleil, ils chargent les pierres noires sur les tombereaux, ils creusent la terre à coups de houe. Quand ils m’ont vu, ils se sont arrêtés de travailler, comme s’ils craignaient quelque chose. Alors, je suis venu près du tombereau et j’ai commencé moi aussi à déterrer les pierres et à les jeter avec les autres. Nous travaillons sans interruption, tandis que le soleil descend vers l’horizon, brûle nos visages. Quand un tombereau est rempli de pierres et de souches, un autre le remplace. Les murailles anciennes s’étendent loin, peut-être jusqu’au rivage de la mer. Je pense aux esclaves qui les ont construites, ceux que Laure appelle les « martyrs », qui sont morts dans ces champs, ceux qui se sont échappés vers les montagnes du sud, au Morne… Le soleil est tout près de l’horizon. Comme à Rodrigues, il me semble que sa brûlure aujourd’hui m’a purifié, m’a libéré.