Quand je suis arrivé au port, j’ai vu le bateau où étaient déjà les gens de Rodrigues, des Comores, d’Agalega. C’est un grand navire neuf, qui appartient à Abdool Rassool, l’Union La Digue. Il est au loin sur l’eau de la rade, et personne ne peut s’en approcher. Les soldats anglais gardent les bâtiments des douanes et les entrepôts. J’ai passé toute la nuit sous les arbres de l’Intendance, à attendre, avec les clochards et les rnarins ivres. C’est la lumière grise du matin qui m’a réveillé, Il n’y avait plus personne sur les quais. Les soldats étaient retournés dans leurs camions au Fort George. Le soleil est monté lentement mais les quais sont restés vides, comme si c’était jour de congé. Puis l’Union La Digue a remonté ses ancres, et en fumant, il a commencé à glisser sur la mer calme, avec les oiseaux de mer qui volaient autour de ses mâts. Il est allé d’abord vers l’ouest, jusqu’à devenir un point minuscule, puis il a viré et il a glissé de l’autre côté de l’horizon, vers le nord.
C’est vers Mananava que je retourne encore, l’endroit le plus mystérieux du monde. Je m’en souviens, autrefois je croyais que c’était là que naissait le nuit, et qu’elle coulait ensuite le long des rivières jusqu’à la mer.
Je marche lentement dans la forêt mouillée, en suivant les ruisseaux. Partout, autour de moi, je sens la présence d’Ouma, dans l’ombre des ébènes, je sens l’odeur de son corps mêlé au parfum des feuilles, j’entends le frôlement de ses pas dans le vent.
Je reste près des sources. J’écoute le bruit de l’eau qui ruisselle sur les cailloux. Le vent fait étinceler le faîte des arbres. Par les trouées, je vois le ciel éblouissant, la lumière pure. Que puis-je attendre ici ? Mananava est un lieu de mort, et c’est pourquoi les hommes ne s’y aventurent jamais. C’est le domaine de Sacalavou et des Noirs marrons, qui ne sont plus que des fantômes.
A la hâte, je ramasse les quelques objets qui sont ma trace dans ce monde, ma couverture kaki, mon sac de soldat, et mes outils d’orpailleur, bâtée, tamis, flacon d’eau régale. Avec soin, comme Ouma me l’a enseigné, j’efface mes traces, la marque de mes feux, j’enterre mes déchets.
Le paysage brille du côté de l’ouest. Loin, de l’autre côté du mont Terre Rouge, je vois la tache sombre de l’Enfoncement du Boucan, où les terres sont défrichées et brûlées. Je pense au chemin qui traverse les chassés jusqu’en haut des Trois Mamelles, je pense à la route de terre qui va au milieu des cannes jusqu’à Quinze Cantons. Laure m’attend, peut-être, ou bien elle ne m’attend pas. Quand j’arriverai, elle continuera une phrase ironique et drôle, comme si c’était hier que nous nous étions quittés, comme si le temps n’existait pas pour elle.
J’arrive à l’estuaire de la Rivière Noire à la fin du jour. L’eau est noire et lisse, le vent ne souffle pas. À l’horizon, quelques pirogues glissent, leur voile triangulaire attachée à la barre du gouvernail, à la recherche d’un courant d’air. Les oiseaux de mer commencent à arriver du sud, du nord, ils se croisent au ras de l’eau en jetant des cris inquiets. J’ai sorti de mon sac les papiers du trésor qui me restent encore, les cartes, les croquis, les cahiers de notes que j’ai écrits ici et à Rodrigues, et je les ai brûlés sur la plage. La vague qui passe sur le sable emporte les cendres. Maintenant, je sais que c’est ainsi qu’a fait le Corsaire après avoir retiré son trésor des cachettes du ravin, à l’Anse aux Anglais. Il a tout détruit, tout jeté à la mer. Ainsi, un jour, après avoir vécu tant de tueries et tant de gloires, il est revenu sur ses pas et il a défait ce qu’il avait créé, pour être enfin libre.
Sur la plage noire, je marche, dans la direction de la Tourelle, et je n’ai plus rien.
Sur la colline de l’Étoile, avant la Tourelle, je me suis installé pour la nuit. À droite, il y a l’Enfoncement du Boucan, déjà dans l’ombre, et un peu plus loin la cheminée de Yemen qui fume. Est-ce que les hommes de peine ont fini de nettoyer la terre, là où était notre domaine ? Peut-être qu’ils ont abattu le grand arbre chalta à coups de hache, notre arbre du bien et du mal. Alors il ne doit plus rien rester de nous sur cette terre, il n’y a plus un seul point de repère.
Je pense à Mam. Il me semble qu’elle doit encore dormir quelque part, seule dans son grand lit de cuivre, sous le nuage de la moustiquaire. Avec elle je voudrais parler à voix basse de ces choses qui ne finissent pas, notre maison au toit d’azur, fragile, transparente comme un mirage, et le jardin plein d’oiseaux où vient la nuit, le ravin, et même l’arbre du bien et du mal qui est aux portes de Mananava.
Me voici de nouveau à l’endroit même où j’ai vu venir le grand ouragan, l’année de mes huit ans, lorsque nous avons été chassés de notre maison et jetés dans le monde, comme pour une seconde naissance. Sur la colline de l’Étoile, je sens grandir en moi le bruit de la mer. Je voudrais parler à Laure de Nada the Lily, que j’ai trouvée au lieu du trésor, et qui est retournée dans son île. Je voudrais lui parler de voyages, et voir briller ses yeux, comme lorsque nous apercevions du haut d’une pyramide l’étendue de la mer où on est libre.
J’irai sur le port pour choisir mon navire. Voici le mien : il est fin et léger, il est pareil à une frégate aux ailes immenses. Son nom est Argo. Il glisse lentement vers le large, sur la mer noire du crépuscule, entouré d’oiseaux. Et bientôt dans la nuit il vogue sous les étoiles, selon sa destinée dans le ciel. Je suis sur le pont, à la poupe, enveloppé de vent, j’écoute les coups des vagues contre l’étrave et les détonations du vent dans les voiles. Le timonier chante pour lui seul, son chant monotone et sans fin, j’entends les voix des marins qui jouent aux dés dans la cale. Nous sommes seuls sur la mer, les seuls êtres vivants. Alors Ouma est avec moi de nouveau, je sens la chaleur de son corps, son souffle, j’entends battre son cœur. Jusqu’où irons-nous ensemble ? Agalega, Aldabra, Juan de Nova ? Les îles sont innombrables. Peut-être que nous braverons l’interdit, et nous irons jusqu’à Saint Brandon, là où le capitaine Bradmer et son timonier ont trouvé leur refuge ? De l’autre côté du monde, dans un lieu où l’on ne craint plus les signes du ciel, ni la guerre des hommes.
Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive.