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Nous continuons, Denis marche plus vite, comme s’il reconnaissait le chemin invisible. La chaleur et l’humidité de la forêt m’oppressent, j’ai du mal à reprendre mon souffle. Je vois Denis arrêté devant un buisson : « Pistache marron. » Dans sa main, une longue gousse entrouverte laisse échapper des graines noires, semblables à des insectes. Je goûte une graine : c’est âpre, huileux, mais cela me donne des forces. Denis dit : « C’était le manger des marrons, avec le grand Sacalavou. » C’est la première fois qu’il me parle de Sacalavou. Mon père nous a dit une fois qu’il était mort ici, au pied des montagnes, quand les Blancs l’avaient rattrapé. Il s’est jeté du haut de la falaise, plutôt que d’être repris. Cela me fait une impression étrange, de manger ce qu’il a mangé, ici, dans cette forêt, avec Denis. Nous sommes loin du ruisseau, à présent, déjà au pied du mont Terre Rouge. La terre est sèche, le soleil brûle à travers le feuillage léger des acacias.

« Patte poule », dit Denis. « Cassi. »

Soudain, il s’arrête. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Il va droit à l’arbre, seul au milieu des broussailles. C’est un bel arbre sombre, aux branches basses étalées, qui porte des feuilles épaisses d’un vert aux reflets de cuivre. Denis est accroupi par terre au pied de l’arbre, caché par l’ombre. Quand je m’approche, il ne me regarde pas. Il a posé son ballot à terre.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Denis ne répond pas tout de suite. Il fouille dans ses poches.

Il dit : « Affouche. »

Sa main gauche tient quelque chose. Sans se relever, Denis chantonne un peu, comme font les Indiens en prière. Il balance son corps d’avant en arrière, et il chantonne, et dans l’ombre de l’arbre, je ne vois que son dos qui brille de sueur. Quand il a fini sa prière, il creuse un peu la terre au pied de l’arbre, de la main droite. Son poing gauche s’ouvre, et sur la paume, je vois un sou. La pièce glisse, tombe au fond du trou, et Denis la recouvre avec soin de terre et d’un peu de mousse qu’il prend aux racines. Puis il se relève, et sans s’occuper de moi, il cueille les feuilles des branches basses et les pose sur le sol, à côté du ballot. Avec son silex aigu, il détache des morceaux du tronc lisse. Par la blessure coule un lait clair. Denis met les bouts d’écorce et les feuilles de l’affouche dans sa chemise, puis il dit : « Allons. » Sans m’attendre, il s’éloigne vite à travers les broussailles, il redescend les pentes des collines vers la vallée du Boucan. Le soleil est déjà à l’ouest. Par-dessus les arbres, entre les collines sombres, je vois la tache de feu de la mer, l’horizon où naissent les nuages. Derrière moi, le rempart des montagnes est rouge, réverbère la chaleur comme un four. Je marche vite sur les traces de Denis, jusqu’au ruisseau qui est la source du Boucan, et il me semble qu’il y a très longtemps que je suis parti, des jours peut-être, cela fait en moi un vertige.

C’est au cours de cet été-là, de l’année du cyclone, que mon père se lance dans la réalisation de son vieux projet de centrale électrique à la Rivière Noire. Quand cela a-t-il vraiment commencé ? Je n’en ai pas gardé un souvenir précis parce que mon père avait, à ce moment-là, des douzaines de projets différents sur lesquels il rêvait en silence, et dont nous ne percevions, Laure et moi, que des échos atténués. Il avait, je crois, un projet de chantier naval à l’estuaire de la Rivière Noire, et aussi un projet d’aérostat pour le transport des personnes entre les Mascareignes et l’Afrique du Sud. Mais tout cela restait chimérique, et nous n’en savions que ce qu’en disait Mam, ou les gens qui venaient parfois en visite. Le projet de la centrale électrique était certainement le plus ancien, et il n’a commencé à se réaliser que cet été, alors que l’endettement de mon père était déjà irrémédiable. C’est Mam qui nous parle de cela, un jour, après la classe. Elle en parle longtemps, avec émotion, les yeux brillants. Une ère nouvelle allait commencer, nous allions enfin connaître la prospérité, sans peur du lendemain. Notre père avait aménagé le bassin aux Aigrettes, là où se rencontrent les deux bras de la Rivière Noire.

C’était l’endroit qu’il avait choisi pour installer la centrale qui donnerait de l’électricité à toute la région ouest, de Médine jusqu’à Bel Ombre. La génératrice qu’il avait achetée à Londres par correspondance venait juste de débarquer à Port Louis, et elle était venue en char à bœufs le long de la côte jusqu’à la Rivière Noire. Désormais le temps de l’éclairage à l’huile et de la machine à vapeur était fini, et l’électricité, grâce à notre père, allait apporter peu à peu à toute l’île son progrès. Mam nous a aussi expliqué ce que c’était que l’électricité, ses, propriétés, son usage. Mais nous étions trop jeunes pour comprendre quoi que ce soit, sauf pour vérifier, comme nous l’avons fait chaque jour à ce moment-là, les mystères des morceaux de papier aimantés par le collier d’ambre de Mam.

Un jour, nous partons tous, Mam, mon père, Laure et moi dans la voiture à cheval pour le bassin aux Aigrettes. C’est très tôt, à cause de la chaleur, car Mam veut être de retour avant midi. À la deuxième boucle de la route vers la Rivière Noire, nous trouvons le chemin qui remonte le long de la rivière. Mon père a fait nettoyer le chemin pour permettre le passage du char à bœufs transportant la génératrice, et notre voiture roule dans un grand nuage de poussière.

C’est la première fois que nous remontons, Laure et moi, le long de la Rivière Noire, et nous regardons autour de nous avec curiosité. La poussière du chemin monte autour de nous, nous enveloppe dans un nuage ocre. Mam a entouré son visage d’un châle, elle ressemble à une Indienne. Mon père est joyeux, il parle en guidant le cheval. Je le vois, tel que je ne peux plus l’oublier : très grand et mince, élégant, vêtu de son costume gris-noir, ses cheveux noirs rejetés en arrière. Je vois son profil, son nez fin et busqué, sa barbe soignée, ses mains élégantes qui tiennent toujours une cigarette entre le pouce et l’index, à la manière d’un crayon. Mam aussi le regarde, je vois la lumière de son regard, ce matin-là, sur la route de poussière qui longe la Rivière Noire.

Quand nous arrivons près du Bassin aux Aigrettes, mon père attache le cheval à la branche d’un tamarin. L’eau de la mare est claire, couleur de ciel. Le vent fait des ridules qui agitent les roseaux. Laure et moi disons que nous aimerions bien nous baigner, mais mon père marche déjà vers l’échafaudage qui abrite la génératrice. Dans une cabane de bois, il nous montre la dynamo reliée à la turbine par des fils et des courroies. Dans la pénombre, les engrenages brillent d’un éclat étrange, qui nous fait un peu peur. Notre père nous montre aussi l’eau du bassin qui s’écoule par un canal et rejoint la Rivière Noire. De grosses bobines de câble sont posées par terre, devant la génératrice. Mon père explique que les câbles voleront tout le long de la rivière, jusqu’à la sucrerie, puis de là, à travers les collines, vers Tamarin et l’Enfoncement du Boucan. Plus tard, quand l’installation aura fait ses preuves, l’électricité ira encore plus au nord, vers Médine, vers Wolmar, peut-être même jusqu’à Phénix. Mon père parle pour nous, pour ma mère, mais son visage est tourné ailleurs, vers un autre temps, un autre monde.

Alors, nous ne cessons de penser à l’électricité. Laure et moi, nous croyons qu’elle va venir chaque soir, comme si, par miracle, elle allait soudain tout illuminer à l’intérieur de notre maison, et briller au-dehors sur les plantes et sur les arbres comme le feu Saint-Elme. « Quand viendra-t-elle ? » Mam sourit quand nous lui posons la question. Nous voulons hâter un mystère. « Bientôt… » Elle explique qu’il faut monter la turbine, consolider le barrage, planter les poteaux de bois et y accrocher les câbles. Tout cela demande des mois, des années peut-être. Non, c’est impossible qu’il faille attendre si longtemps. Mon père est plus impatient encore, l’électricité c’est aussi la fin de ses soucis, le commencement d’une fortune nouvelle. L’oncle Ludovic verra, il comprendra, lui qui n’a pas voulu y croire. Quand dans toutes les sucreries de l’ouest, les turbines électriques remplaceront les machines à vapeur. Mon père va presque chaque jour à Port Louis, à Rempart Street. Il voit des gens importants, des banquiers, des hommes d’affaires. L’oncle Ludovic ne vient plus au Boucan. Il paraît qu’il ne croit pas à l’électricité, du moins à cette électricité-là. Laure a entendu notre père dire cela, un soir. Mais si l’oncle Ludovic n’y croit pas, comment viendra-t-elle jusqu’ici ? Car c’est lui qui possède toutes les terres alentour, c’est lui qui possède tous les cours d’eau. Même l’Enfoncement du Boucan est à lui. Laure et moi passons ce dernier été, le long mois de janvier, à lire allongés par terre dans les combles. Nous nous arrêtons chaque fois qu’il est question d’une machine électrique, d’une dynamo, ou même simplement d’une lampe à filament.