D’ailleurs, une égale colère dévorait les deux hommes.
Tout en parlant ainsi, ils étaient descendus par le petit escalier qui donne sur la place du Palais, et ils avaient gagné le quai à peu près désert; car, comme les condamnations continuaient, attendu qu’il était deux heures à peine, la foule encombrait encore le prétoire, les corridors et les cours, et Dixmer paraissait avoir aussi soif du sang de Maurice que Maurice avait soif du sang de Dixmer.
Ils s’enfoncèrent alors sous une de ces voûtes qui conduisent des cachots de la Conciergerie à la rivière, égouts infects aujourd’hui, et qui jadis, sanglants, charrièrent plus d’une fois les cadavres loin des oubliettes.
Maurice se plaça entre l’eau et Dixmer.
– Je crois, décidément, que c’est moi qui te tuerai, Maurice, dit Dixmer; tu trembles trop.
– Et moi, Dixmer, dit Maurice en mettant le sabre à la main et en lui fermant avec soin toute retraite, je crois, au contraire, que c’est moi qui te tuerai, et qui, après t’avoir tué, prendrai dans ton portefeuille le laissez-passer du greffe du Palais. Oh! tu as beau boutonner ton habit, va; mon sabre l’ouvrira, je t’en réponds, fût-il d’airain comme les cuirasses antiques.
– Ce papier, hurla Dixmer, tu le prendras?
– Oui, dit Maurice, c’est moi qui m’en servirai, de ce papier; c’est moi qui, avec ce papier, entrerai près de Geneviève; c’est moi qui m’assiérai près d’elle sur la charrette; c’est moi qui murmurerai à son oreille tant qu’elle vivra: Je t’aime; et, quand tombera sa tête: Je t’aimais.
Dixmer fit un mouvement de la main gauche pour saisir le papier de sa main droite, et le lancer avec le portefeuille dans la rivière. Mais, rapide comme la foudre, tranchant comme une hache, le sabre de Maurice s’abattit sur cette main et la sépara presque entièrement du poignet.
Le blessé jeta un cri, tout en secouant sa main mutilée, et tomba en garde.
Alors commença sous cette voûte perdue et ténébreuse un combat terrible; les deux hommes, renfermés dans un espace si étroit, que les coups, pour ainsi dire, ne pouvaient s’écarter de la ligne du corps, glissaient sur la dalle humide et se retenaient difficilement aux parois de l’égout; les attaques se multipliaient en raison de l’impatience des combattants.
Dixmer sentait son sang couler et comprenait que ses forces allaient s’en aller avec son sang; il chargea Maurice avec une telle violence, que celui-ci fut obligé de faire un pas en arrière. En rompant, son pied gauche glissa, et la pointe du sabre de son ennemi entama sa poitrine. Mais, par un mouvement rapide comme la pensée, tout agenouillé qu’il était, il releva la lame avec sa main gauche, et tendit la pointe à Dixmer, qui, lancé par sa colère, lancé par son mouvement sur un sol incliné, vint tomber sur son sabre et s’enferra lui-même.
On entendit une imprécation terrible; puis les deux corps roulèrent jusque hors de la voûte.
Un seul se releva; c’était Maurice, Maurice couvert de sang, mais du sang de son ennemi.
Il retira son sabre à lui, et, à mesure qu’il le retirait, il semblait avec la lame aspirer le reste de vie qui agitait encore d’un frissonnement nerveux les membres de Dixmer.
Puis, lorsqu’il se fut bien assuré que celui-ci était mort, il se pencha sur le cadavre, ouvrit l’habit du mort, prit le portefeuille et s’éloigna rapidement.
En jetant les yeux sur lui, il vit qu’il ne ferait pas quatre pas dans la rue sans être arrêté: il était couvert de sang.
Il s’approcha du bord de l’eau, se pencha vers le fleuve et y lava ses mains et son habit.
Puis il remonta rapidement l’escalier en jetant un dernier regard vers la voûte.
Un filet rouge et fumant en sortait et s’avançait ruisselant vers la rivière.
Arrivé près du Palais, il ouvrit le portefeuille et y trouva le laissez-passer signé du greffier du Palais.
– Merci, Dieu juste! murmura-t-il.
Et il monta rapidement les degrés qui conduisaient à la salle des Morts.
Trois heures sonnaient.
LIV La salle des morts
On se rappelle que le greffier du Palais avait ouvert à Dixmer ses registres d’écrou, et entretenu avec lui des relations que la présence de madame la greffière rendait fort agréables.
Cet homme, comme on le pense bien, entra dans des terreurs effroyables lorsque vint la révélation du complot de Dixmer.
En effet, il ne s’agissait pas moins pour lui que de paraître complice de son faux collègue, et d’être condamné à mort avec Geneviève.
Fouquier-Tinville l’avait appelé devant lui.
On comprend quel mal s’était donné le pauvre homme pour établir son innocence aux yeux de l’accusateur public; il y avait réussi, grâce aux aveux de Geneviève, qui établissaient son ignorance des projets de son mari. Il y avait réussi, grâce à la fuite de Dixmer; il y avait réussi surtout, grâce à l’intérêt de Fouquier-Tinville, qui voulait conserver son administration pure de toute tache.
– Citoyen, avait dit le greffier en se jetant à ses genoux, pardonne-moi, je me suis laissé tromper.
– Citoyen, avait répondu l’accusateur public, un employé de la nation qui se laisse tromper dans des temps comme ceux-ci mérite d’être guillotiné.
– Mais on peut être bête, citoyen, reprit le greffier, qui mourait d’envie d’appeler Fouquier-Tinville monseigneur.
– Bête ou non, reprit le rigide accusateur, nul ne doit se laisser endormir dans son amour pour la République. Les oies du Capitole aussi étaient des bêtes, et cependant elles se sont réveillées pour sauver Rome.
Le greffier n’avait rien à répliquer à un pareil argument; il poussa un gémissement et attendit.
– Je te pardonne, dit Fouquier. Je te défendrai même, car je ne veux pas qu’un de mes employés soit même soupçonné; mais souviens-toi qu’au moindre mot qui reviendra à mes oreilles, au moindre souvenir de cette affaire, tu y passeras.
Il n’est pas besoin de dire avec quel empressement et quelle sollicitude le greffier s’en alla trouver les journaux, toujours empressés de dire ce qu’ils savent, et quelquefois ce qu’ils ne savent pas, dussent-ils faire tomber la tête de dix hommes.
Il chercha partout Dixmer pour lui recommander le silence; mais Dixmer avait tout naturellement changé de domicile et il ne put le retrouver.
Geneviève fut amenée sur le fauteuil des accusés; mais elle avait déjà déclaré, dans l’instruction, que ni elle ni son mari n’avaient aucun complice.
Aussi, comme il remercia des yeux la pauvre femme quand il la vit passer devant lui pour se rendre au tribunal!
Seulement, comme elle venait de passer, et qu’il était rentré un instant dans le greffe pour y prendre un dossier que réclamait le citoyen Fouquier-Tinville, il vit tout à coup apparaître Dixmer, qui s’avança vers lui d’un pas calme et tranquille.
Cette vision le pétrifia.
– Oh! fit-il, comme s’il eût aperçu un spectre.
– Est-ce que tu ne me reconnais pas? demanda le nouvel arrivant.
– Si fait. Tu es le citoyen Durand, ou plutôt le citoyen Dixmer.
– C’est cela.