Maurice rouvrit les yeux, vit les deux ruelles, l’une à sa droite et l’autre à sa gauche. Elles étaient fangeuses, mal pavées, garnies de barrières, coupées de petits ponts jetés sur un ruisseau. On y voyait des arcades en poutres, des recoins, vingt portes mal assurées, pourries. C’était le travail grossier dans toute sa misère, la misère dans toute sa hideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies, tantôt par des palissades en échalas, quelques-uns par des murs; des peaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur de tannerie qui soulève le cœur. Maurice chercha, combina pendant deux heures et ne trouva rien, ne devina rien; dix fois il revint sur ses pas pour s’orienter. Mais toutes ses tentatives furent inutiles, toutes ses recherches infructueuses. Les traces de la jeune femme semblaient avoir été effacées par le brouillard et la pluie.
«Allons, se dit Maurice, j’ai rêvé. Ce cloaque ne peut avoir un instant servi de retraite à ma belle fée de cette nuit.»
Il y avait dans ce républicain farouche une poésie bien autrement réelle que dans son ami aux quatrains anacréontiques, puisqu’il rentra sur cette idée, pour ne pas ternir l’auréole qui éclairait la tête de son inconnue. Il est vrai qu’il rentra désespéré.
– Adieu! dit-il, belle mystérieuse: tu m’as traité en sot ou en enfant. En effet, serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait? Non! elle n’a fait qu’y passer, comme un cygne sur un marais infect. Et, comme celle de l’oiseau dans l’air, sa trace est invisible.
VI Le temple
Ce même jour, à la même heure où Maurice, douloureusement désappointé, repassait le pont de la Tournelle, plusieurs municipaux, accompagnés de Santerre, commandant de la garde nationale parisienne, faisaient une visite sévère dans la tour du Temple, transformée en prison depuis le 13 août 1792.
Cette visite s’exerçait particulièrement dans l’appartement du troisième étage, composé d’une antichambre et de trois pièces.
Une de ces chambres était occupée par deux femmes, une jeune fille et un enfant de neuf ans, tous vêtus de deuil.
L’aînée de ces femmes pouvait avoir trente-sept à trente-huit ans. Elle était assise et lisait près d’une table.
La seconde était assise et travaillait à un ouvrage de tapisserie: elle pouvait être âgée de vingt-huit à vingt-neuf ans.
La jeune fille en avait quatorze et se tenait près de l’enfant, qui, malade et couché, fermait les yeux comme s’il dormait, quoique évidemment il fût impossible de dormir au bruit que faisaient les municipaux.
Les uns remuaient les lits, les autres déployaient les pièces de linge; d’autres enfin, qui avaient fini leurs recherches, regardaient avec une fixité insolente les malheureuses prisonnières, qui se tenaient les yeux obstinément baissés, l’une sur son livre, l’autre sur sa tapisserie, la troisième sur son frère.
L’aînée de ces femmes était grande, pâle et belle; celle qui lisait paraissait surtout concentrer son attention sur son livre, quoique, selon toute probabilité, ce fussent ses yeux qui lussent et non son esprit.
Alors, un des municipaux s’approcha d’elle, saisit brutalement le livre qu’elle tenait et le jeta au milieu de la chambre.
La prisonnière allongea la main vers la table, prit un second volume et continua de lire.
Le montagnard fit un geste furieux pour arracher ce second volume, comme il avait fait du premier. Mais, à ce geste, qui fit tressaillir la prisonnière qui brodait près de la fenêtre, la jeune fille s’élança, entoura de ses bras la tête de la lectrice et murmura en pleurant:
– Ah! pauvre mère!
Puis elle l’embrassa.
Alors la prisonnière, à son tour, colla la bouche sur l’oreille de la jeune fille, comme pour l’embrasser aussi, et lui dit:
– Marie, il y a un billet caché dans la bouche du poêle; ôtez-le.
– Allons, allons! dit le municipal en tirant brutalement la jeune fille à lui et en la séparant de sa mère. Aurez-vous bientôt fini de vous embrasser?
– Monsieur, dit la jeune fille, la Convention a-t-elle décrété que les enfants ne pourront plus embrasser leur mère?
– Non; mais elle a décrété qu’on punirait les traîtres, les aristocrates et les ci-devant, et c’est pourquoi nous sommes ici pour interroger. Voyons, Antoinette, réponds.
Celle qu’on interpellait aussi grossièrement ne daigna pas même regarder son interrogateur. Elle détourna la tête, au contraire, et une légère rougeur passa sur ses joues pâlies par la douleur et sillonnées par les larmes.
– Il est impossible, continua cet homme, que tu aies ignoré la tentative de cette nuit. D’où vient-elle?
Même silence de la part de la prisonnière.
– Répondez, Antoinette, dit alors Santerre en s’approchant, sans remarquer le frisson d’horreur qui avait saisi la jeune femme à l’aspect de cet homme, qui, le 21 janvier au matin, était venu prendre au Temple Louis XVI pour le conduire à l’échafaud. Répondez. On a conspiré cette nuit contre la République et essayé de vous soustraire à la captivité que, en attendant la punition de vos crimes, vous inflige la volonté du peuple. Le saviez-vous, dites, que l’on conspirait?
Marie-Antoinette tressaillit au contact de cette voix qu’elle sembla fuir, en se reculant le plus qu’elle put sur sa chaise. Mais elle ne répondit pas plus à cette question qu’aux deux autres, pas plus à Santerre qu’au municipal.
– Vous ne voulez donc pas répondre? dit Santerre en frappant violemment du pied.
La prisonnière prit sur la table un troisième volume.
Santerre se retourna; la brutale puissance de cet homme, qui commandait à 80, 000 hommes, qui n’avait eu besoin que d’un geste pour couvrir la voix de Louis XVI mourant, se brisait contre la dignité d’une pauvre prisonnière, dont il pouvait faire tomber la tête à son tour, mais qu’il ne pouvait pas faire plier.
– Et vous, Élisabeth, dit-il à l’autre personne, qui avait un instant interrompu sa tapisserie pour joindre les mains et prier, non pas ces hommes, mais Dieu, – répondrez-vous?
– Je ne sais ce que vous demandez, dit-elle; je ne puis donc vous répondre.
– Eh! morbleu! citoyenne Capet, dit Santerre en s’impatientant, c’est pourtant clair, ce que je dis là. Je dis qu’on a fait hier une tentative pour vous faire évader et que vous devez connaître les coupables.
– Nous n’avons aucune communication avec le dehors, monsieur; nous ne pouvons donc savoir ni ce qu’on fait pour nous, ni ce qu’on fait contre nous.
– C’est bien, dit le municipal; nous allons savoir alors ce que va dire ton neveu.
Et il s’approcha du lit du dauphin.
À cette menace, Marie-Antoinette se leva tout à coup.
– Monsieur, dit-elle, mon fils est malade et dort… Ne le réveillez pas.
– Réponds, alors.
– Je ne sais rien.
Le municipal alla droit au lit du petit prisonnier, qui feignait, comme nous l’avons dit, de dormir.
– Allons, allons, réveille-toi, Capet, dit-il en le secouant rudement.
L’enfant ouvrit les yeux et sourit.
Les municipaux alors entourèrent le lit.
La reine, agitée de douleur et de crainte, fit un signe à sa fille, qui profita de ce moment, se glissa dans la chambre voisine, ouvrit une des bouches du poêle, en tira le billet, le brûla, puis aussitôt rentra dans la chambre, et, d’un regard, rassura sa mère.