Un prisonnier l’ouvrit par curiosité et recula d’horreur.
Cette armoire renfermait les habits sanglants des suppliciés de la veille, et de longues tresses de cheveux pendaient çà et là: c’étaient les pourboires du bourreau, qui les vendait aux parents, lorsque l’autorité ne lui enjoignait pas de brûler ces chères reliques.
Maurice, palpitant, hors de lui, eut à peine ouvert la porte, qu’il vit tout le tableau d’un coup d’œil.
Il fit trois pas dans la salle et vint tomber aux pieds de Geneviève.
La pauvre femme poussa un cri que Maurice étouffa sur ses lèvres.
Lorin serrait, en pleurant, son ami dans ses bras; c’étaient les premières larmes qu’il eût versées.
Chose étrange! tous ces malheureux assemblés, qui devaient mourir ensemble, regardaient à peine le touchant tableau que leur offraient ces malheureux, leurs semblables.
Chacun avait trop de ses propres émotions pour prendre une part des émotions des autres.
Les trois amis demeurèrent un moment unis dans une étreinte muette, ardente et presque joyeuse.
Lorin se détacha le premier du groupe douloureux.
– Tu es donc condamné aussi? dit-il à Maurice.
– Oui, répondit celui-ci.
– Oh! bonheur! murmura Geneviève.
La joie des gens qui n’ont qu’une heure à vivre ne peut pas même durer autant que leur vie.
Maurice, après avoir contemplé Geneviève avec cet amour ardent et profond qu’il avait dans le cœur, après l’avoir remerciée de cette parole à la fois si égoïste et si tendre qui venait de lui échapper, se tourna vers Lorin:
– Maintenant, dit-il tout en enfermant dans sa main les deux mains de Geneviève, causons.
– Ah! oui, causons, répondit Lorin; mais s’il nous en reste le temps, c’est bien juste. Que veux-tu me dire? Voyons.
– Tu as été arrêté à cause de moi, condamné à cause d’elle, n’ayant rien commis contre les lois; comme Geneviève et moi nous payons notre dette, il ne convient pas qu’on te fasse payer en même temps que nous.
– Je ne comprends pas.
– Lorin, tu es libre.
– Libre, moi? Tu es fou! dit Lorin.
– Non, je ne suis pas fou; je te répète que tu es libre, tiens, voici un laissez-passer. On te demandera qui tu es; tu es employé au greffe des Carmes; tu es venu parler au citoyen greffier du Palais; tu lui as, par curiosité, demandé un laissez-passer pour voir les condamnés; tu les as vus, tu es satisfait et tu t’en vas.
– C’est une plaisanterie, n’est-ce pas?
– Non pas, mon cher ami, voici la carte, profite de l’avantage. Tu n’es pas amoureux, toi; tu n’as pas besoin de mourir pour passer quelques minutes de plus avec la bien-aimée de ton cœur, et ne pas perdre une seconde de ton éternité.
– Eh bien! Maurice, dit Lorin, si l’on peut sortir d’ici, ce que je n’eusse jamais cru, je te jure, pourquoi ne fais-tu pas sauver madame d’abord? Quant à toi, nous aviserons.
– Impossible, dit Maurice avec un affreux serrement de cœur; tiens, tu vois, il y a sur la carte un citoyen, et non une citoyenne; et, d’ailleurs, Geneviève ne voudrait pas sortir en me laissant ici, vivre en sachant que je vais mourir.
– Eh bien, mais si elle ne le veut pas, pourquoi le voudrais-je, moi? Tu crois donc que j’ai moins de courage qu’une femme?
– Non, mon ami, je sais, au contraire, que tu es le plus brave des hommes; mais rien au monde ne saurait excuser ton entêtement en pareil cas. Allons, Lorin, profite du moment et donne-nous cette joie suprême de te savoir libre et heureux!
– Heureux! s’écria Lorin, est-ce que tu plaisantes? heureux sans vous?… Eh! que diable veux-tu que je fasse en ce monde, sans vous, à Paris, hors de mes habitudes? Ne plus vous voir, ne plus vous ennuyer de mes bouts-rimés? Ah! pardieu, non!
– Lorin, mon ami!…
– Justement, c’est parce que je suis ton ami que j’insiste; avec la perspective de vous retrouver tous deux, si j’étais prisonnier comme je le suis, je renverserais des murailles; mais, pour me sauver d’ici tout seul, pour m’en aller dans les rues le front courbé avec quelque chose comme un remords qui criera incessamment à mon oreille: «Maurice! Geneviève!»; pour passer dans certains quartiers et devant certaines maisons où j’ai vu vos personnes et où je ne verrai plus que vos ombres; pour en arriver enfin à exécrer ce cher Paris que j’aimais tant, ah! ma foi non, et je trouve qu’on a eu raison de proscrire les rois, ne fût-ce qu’à cause du roi Dagobert.
– Et en quoi le roi Dagobert a-t-il rapport à ce qui se passe entre nous?
– En quoi? Cet affreux tyran ne disait-il pas au grand Éloi: «Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter?» Eh bien, moi je suis un républicain! et je dis: Rien ne doit nous faire quitter la bonne compagnie, même la guillotine; je me sens bien ici, et j’y reste.
– Pauvre ami! pauvre ami! dit Maurice.
Geneviève ne disait rien, mais elle le regardait avec des yeux baignés de larmes.
– Tu regrettes la vie, toi! dit Lorin.
– Oui, à cause d’elle!
– Et moi, je ne la regrette à cause de rien; pas même à cause de la déesse Raison, laquelle – j’ai oublié de te faire part de cette circonstance – a eu dernièrement les torts les plus graves envers moi, ce qui ne lui donnera pas même la peine de se consoler comme l’autre Arthémise, l’ancienne; je m’en irai donc très calme et très facétieux; j’amuserai tous ces gredins qui courent après la charrette; je dirai un joli quatrain à M. Sanson, et bonsoir la compagnie… c’est-à-dire… attends donc.
Lorin s’interrompit.
– Ah! si fait, si fait, dit-il, si fait, je veux sortir; je savais bien que je n’aimais personne; mais j’oubliais que je haïssais quelqu’un; ta montre, Maurice, ta montre!
– Trois heures et demie.
– J’ai le temps, mordieu! j’ai le temps.
– Certainement, s’écria Maurice; il reste neuf accusés aujourd’hui, cela ne finira pas avant cinq heures; nous avons donc près de deux heures devant nous.
– C’est tout ce qu’il me faut; donne-moi ta carte et prête-moi vingt sous.
– Oh! mon Dieu! qu’allez-vous faire? murmura Geneviève.
Maurice lui serra la main; l’important pour lui, c’était que Lorin sortît.
– J’ai mon idée, dit Lorin.
Maurice tira sa bourse de sa poche et la mit dans la main de son ami.
– Maintenant, la carte, pour l’amour de Dieu! Je veux dire pour l’amour de l’Être éternel.
Maurice lui remit la carte.
Lorin baisa la main de Geneviève, et, profitant du moment où l’on amenait dans le greffe une fournée de condamnés, il enjamba les bancs de bois et se présenta à la grande porte.
– Eh! dit un gendarme, en voilà un qui se sauve, il me semble.
Lorin se redressa et présenta sa carte.
– Tiens, dit-il, citoyen gendarme, apprends à mieux connaître les gens.
Le gendarme reconnut la signature du greffier; mais il appartenait à cette catégorie de fonctionnaires qui manquent généralement de confiance, et, comme, juste en ce moment, le greffier descendait du tribunal avec un frisson qui ne l’avait point quitté depuis qu’il avait si imprudemment hasardé sa signature: