Maurice sentit le poids de ce calme, comme on sent la lourdeur de l’atmosphère en temps d’orage, et, ne sachant que faire d’un loisir qui le livrait tout entier à l’ardeur d’un sentiment qui, s’il n’était pas l’amour, lui ressemblait fort, il relut la lettre, baisa son beau saphir, et résolut, malgré le serment qu’il avait fait, d’essayer d’une dernière tentative, se promettant bien que celle-là serait la dernière.
Le jeune homme avait bien pensé à une chose: c’était de s’en aller à la section du Jardin des Plantes, et là, de demander des renseignements au secrétaire, son collègue. Mais cette première idée, et nous pourrions même dire cette seule idée qu’il avait eue que sa belle inconnue était mêlée à quelque trame politique, le retint; l’idée qu’une indiscrétion de sa part pouvait conduire cette femme charmante à la place de la Révolution, et faire tomber cette tête d’ange sur l’échafaud, faisait passer un horrible frisson dans les veines de Maurice.
Il se décida donc à tenter l’aventure seul et sans aucun renseignement. Son plan, d’ailleurs, était bien simple. Les listes placées sur chaque porte devaient lui donner les premiers indices; puis des interrogatoires aux concierges devaient achever d’éclaircir ce mystère. En sa qualité de secrétaire de la section Lepelletier, il avait plein et entier droit d’interrogatoire.
D’ailleurs, Maurice ignorait le nom de son inconnue, mais il devait être conduit par les analogies. Il était impossible qu’une si charmante créature n’eût pas un nom en harmonie avec sa forme: quelque nom de sylphide, de fée ou d’ange; car, à son arrivée sur la terre, on avait dû saluer sa venue comme celle d’un être supérieur et surnaturel.
Le nom le guiderait donc infailliblement.
Maurice revêtit une carmagnole de gros drap brun, se coiffa du bonnet rouge des grands jours, et partit, pour son exploration, sans prévenir personne.
Il avait à la main un de ces gourdins noueux qu’on appelait une constitution, et, emmanchée à son poignet vigoureux, cette arme avait la valeur de la massue d’Hercule. Il avait dans sa poche sa commission de secrétaire de la section Lepelletier. C’était à la fois sa sûreté physique et sa garantie morale.
Il se mit donc à parcourir de nouveau la rue Saint-Victor, la rue vieille Saint-Jacques, lisant, à la lueur du jour défaillant, tous ces noms écrits d’une main plus ou moins exercée sur le panneau de chaque porte.
Maurice en était à sa centième maison, et par conséquent à sa centième liste, sans que rien eût pu lui faire croire encore qu’il fût le moins du monde sur la trace de son inconnue, qu’il ne voulait reconnaître qu’à la condition que s’ouvrirait à ses yeux un nom dans le genre de celui qu’il avait rêvé, lorsqu’un brave cordonnier, voyant l’impatience répandue sur la figure du lecteur, ouvrit sa porte, sortit avec sa courroie de cuir et son poinçon, et, regardant Maurice par-dessus ses lunettes:
– Veux-tu avoir quelque renseignement sur les locataires de cette maison? dit-il. En ce cas, parle, je suis prêt à te répondre.
– Merci, citoyen, balbutia Maurice, mais je cherchais le nom d’un ami.
– Dis ce nom, citoyen, je connais tout le monde dans ce quartier. Où demeurait cet ami?
– Il demeurait, je crois, vieille rue Saint-Jacques; mais j’ai peur qu’il n’ait déménagé.
– Mais comment se nommait-il? Il faut que je sache son nom.
Maurice surpris resta un instant hésitant; puis il prononça le premier nom qui se présenta à sa mémoire.
– René, dit-il.
– Et son état?
Maurice était entouré de tanneries.
– Garçon tanneur, dit-il.
– Dans ce cas, dit un bourgeois qui venait de s’arrêter là et qui regardait Maurice avec une certaine bonhomie, qui n’était pas exempte de défiance, il faudrait s’adresser au maître.
– C’est juste, ça, dit le portier, c’est très juste; les maîtres savent les noms de leurs ouvriers, et voilà le citoyen Dixmer, tiens, qui est directeur de tannerie et qui a plus de cinquante ouvriers dans sa tannerie, il peut te renseigner, lui.
Maurice se retourna et vit un bon bourgeois d’une taille élevée, d’un visage placide, d’une richesse de costume qui annonçait l’industriel opulent.
– Seulement, comme l’a dit le citoyen portier, continua le bourgeois, il faudrait savoir le nom de famille.
– Je l’ai dit: René.
– René n’est qu’un nom de baptême, et c’est le nom de famille que je demande. Tous les ouvriers inscrits chez moi le sont sous leur nom de famille.
– Ma foi, dit Maurice que cette espèce d’interrogatoire commençait à impatienter, le nom de famille, je ne le sais pas.
– Comment! dit le bourgeois avec un sourire dans lequel Maurice crut remarquer plus d’ironie qu’il n’en voulait laisser paraître, comment, citoyen, tu ne sais pas le nom de famille de ton ami?
– Non.
– En ce cas, il est probable que tu ne le retrouveras pas.
Et le bourgeois, saluant gracieusement Maurice, fit quelques pas et entra dans une maison de la vieille rue Saint-Jacques.
– Le fait est que, si tu ne sais pas son nom de famille…, dit le portier.
– Eh bien, non, je ne le sais pas, dit Maurice, qui n’aurait pas été fâché, pour avoir une occasion de faire déborder sa mauvaise humeur, qu’on lui cherchât querelle, et même, il faut le dire, qui n’était pas éloigné d’en chercher une exprès. Qu’as-tu à dire à cela?
– Rien, citoyen, rien du tout; seulement, si tu ne sais pas le nom de ton ami, il est probable, comme te l’a dit le citoyen Dixmer, il est probable que tu ne le retrouveras point.
Et le citoyen portier rentra dans sa loge en haussant les épaules.
Maurice avait bonne envie de rosser le citoyen portier, mais ce dernier était vieux: sa faiblesse le sauva.
Vingt ans de moins, et Maurice eût donné le spectacle scandaleux de l’égalité devant la loi, mais de l’inégalité devant la force.
D’ailleurs, la nuit allait tomber, et Maurice n’avait plus que quelques minutes de jour.
Il en profita pour s’engager d’abord dans la première ruelle, ensuite dans la seconde; il en examina chaque porte, il en sonda chaque recoin, regarda par-dessus chaque palissade, se hissa au-dessus de chaque mur, lança un coup d’œil dans l’intérieur de chaque grille, par le trou de chaque serrure, heurta à quelques magasins déserts sans avoir de réponse, enfin consuma près de deux heures dans cette recherche inutile.
Neuf heures du soir sonnèrent. Il faisait nuit close: on n’entendait plus aucun bruit, on n’apercevait plus aucun mouvement dans ce quartier désert, d’où la vie semblait s’être retirée avec le jour.
Maurice, désespéré, allait faire un mouvement rétrograde, quand tout à coup, au détour d’une étroite allée, il vit briller une lumière. Il s’aventura dans le passage sombre, sans remarquer qu’au moment même où il s’y enfonçait, une tête curieuse qui, depuis un quart d’heure, du milieu d’un massif d’arbres s’élevant au-dessus de la muraille, suivait tous ses mouvements, venait de disparaître avec précipitation derrière cette muraille.
Quelques secondes après que la tête eut disparu, trois hommes, sortant par une petite porte percée dans cette même muraille, allèrent se jeter dans l’allée où venait de se perdre Maurice, tandis qu’un quatrième, pour plus grande précaution, fermait la porte de cette allée.