Et il tendit sa main blanche et efféminée à Dixmer, qui la serra entre ses mains vigoureuses.
Puis Dixmer, recommandant à Morand et à ses compagnons une surveillance plus grande que jamais, passa chez Geneviève.
Elle était assise devant une table, l’œil attaché sur une broderie et le front baissé.
Elle se retourna au bruit de la porte qui s’ouvrait et reconnut Dixmer.
– Ah! c’est vous, mon ami? dit-elle.
– Oui, répondit Dixmer avec un visage placide et souriant; je reçois de notre ami Maurice une lettre à laquelle je ne comprends rien. Tenez, lisez-la donc, et dites-moi ce que vous en pensez.
Geneviève prit la lettre d’une main dont, malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne pouvait dissimuler le tremblement, et lut.
Dixmer suivit des yeux; ses yeux parcouraient chaque ligne.
– Eh bien? dit-il quand elle eut fini.
– Eh bien, je pense que M. Maurice Lindey est un honnête homme, répondit Geneviève avec le plus grand calme, et qu’il n’y a rien à craindre de son côté.
– Vous croyez qu’il ignore quelles sont les personnes que vous avez été visiter à Auteuil?
– J’en suis sûre.
– Pourquoi donc cette brusque détermination? Vous a-t-il paru hier ou plus froid ou plus ému que d’habitude?
– Non, dit Geneviève; je crois qu’il était le même.
– Songez bien à ce que vous me répondez là, Geneviève; car votre réponse, vous devez le comprendre, va avoir sur tous nos projets une grave influence.
– Attendez donc, dit Geneviève avec une émotion qui perçait à travers tous les efforts qu’elle faisait pour conserver sa froideur; attendez donc…
– Bien! dit Dixmer avec une légère contraction des muscles de son visage; bien, rappelez-vous tous vos souvenirs, Geneviève.
– Oui, reprit la jeune femme, oui, je me rappelle; hier il était maussade; M. Maurice est un peu tyran dans ses amitiés… et nous avons quelquefois boudé des semaines entières.
– Ce serait donc une simple bouderie? demanda Dixmer.
– C’est probable.
– Geneviève, dans notre position, comprenez cela, ce n’est pas une probabilité qu’il nous faut, c’est une certitude.
– Eh bien, mon ami… j’en suis certaine.
– Cette lettre alors ne serait qu’un prétexte pour ne point revenir à la maison?
– Mon ami, comment voulez-vous que je vous dise de pareilles choses?
– Dites, Geneviève, répondit Dixmer, car à toute autre femme que vous je ne les demanderais pas.
– C’est un prétexte, dit Geneviève en baissant les yeux.
– Ah! fit Dixmer.
Puis, après un moment de silence, retirant de son gilet et appuyant sur le dossier de la chaise de sa femme une main avec laquelle il venait de comprimer les battements de son cœur:
– Rendez-moi un service, chère amie, fit Dixmer.
– Et lequel? demanda Geneviève en se retournant étonnée.
– Prévenez jusqu’à l’ombre d’un danger; Maurice est peut-être plus avant dans nos secrets que nous ne le soupçonnons. Ce que vous croyez un prétexte est peut-être une réalité. Écrivez-lui un mot.
– Moi? fit Geneviève en tressaillant.
– Oui, vous; dites-lui que c’est vous qui avez ouvert la lettre et que vous désirez en avoir l’explication; il viendra, vous l’interrogerez et vous devinerez très facilement alors de quoi il est question.
– Oh! non, certes, s’écria Geneviève, je ne puis faire ce que vous dites; je ne le ferai pas.
– Chère Geneviève, quand des intérêts aussi puissants que ceux qui reposent sur nous sont en jeu, comment reculez-vous devant de misérables considérations d’amour-propre?
– Je vous ai dit mon opinion sur Maurice, monsieur, répondit Geneviève; il est honnête, il est chevaleresque, mais il est capricieux, et je ne veux pas subir d’autre servitude que celle de mon mari.
Cette réponse fut faite à la fois avec tant de calme et de fermeté, que Dixmer comprit qu’insister, en ce moment du moins, serait chose inutile; il n’ajouta pas un seul mot, regarda Geneviève sans paraître la regarder, passa sa main sur son front humide de sueur et sortit.
Morand l’attendait avec inquiétude. Dixmer lui raconta mot pour mot ce qui venait de se passer.
– Bien, répondit Morand, restons-en donc là et n’y pensons plus. Plutôt que de causer une ombre de souci à votre femme, plutôt que de blesser l’amour-propre de Geneviève, je renoncerais…
Dixmer lui posa la main sur l’épaule.
– Vous êtes fou, monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, ou vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.
– Comment, Dixmer, vous croyez!…
– Je crois, chevalier, que vous n’êtes pas plus maître que moi de laisser aller vos sentiments à l’impulsion de votre cœur. Ni vous, ni moi, ni Geneviève ne nous appartenons, Morand. Nous sommes des choses appelées à défendre un principe, et les principes s’appuient sur les choses, qu’ils écrasent.
Morand tressaillit et garda le silence, un silence rêveur et douloureux.
Ils firent ainsi quelques tours dans le jardin sans échanger une seule parole.
Puis Dixmer quitta Morand.
– J’ai quelques ordres à donner, dit-il d’une voix parfaitement calme. Je vous quitte, monsieur Morand.
Morand tendit la main à Dixmer et le regarda s’éloigner.
– Pauvre Dixmer, dit-il, j’ai bien peur que, dans tout cela, ce ne soit lui qui risque le plus.
Dixmer rentra effectivement dans son atelier, donna quelques ordres, relut les journaux, ordonna une distribution de pain et de mottes aux pauvres de la section, et, rentrant chez lui, quitta son costume de travail pour ses vêtements de sortie.
Une heure après, Maurice, au plus fort de ses lectures et de ses allocutions, fut interrompu par la voix de son officieux, qui, se penchant à son oreille, lui disait tout bas:
– Citoyen Lindey, quelqu’un qui, à ce qu’il prétend du moins, a des choses très importantes à vous dire, vous attend chez vous.
Maurice rentra et fut fort étonné, en rentrant, de trouver Dixmer installé chez lui, et feuilletant les journaux. En revenant, il avait, tout le long de la route, interrogé son domestique, lequel, ne connaissant point le maître tanneur, n’avait pu lui donner aucun renseignement.
En apercevant Dixmer, Maurice s’arrêta sur le seuil de la porte et rougit malgré lui.
Dixmer se leva et lui tendit la main en souriant.
– Quelle mouche vous pique et que m’avez-vous écrit? demanda-t-il au jeune homme. En vérité, c’est me frapper sensiblement, mon cher Maurice. Moi, tiède et faux patriote, m’écrivez-vous? Allons donc, vous ne pouvez pas me redire de pareilles accusations en face; avouez bien plutôt que vous me cherchez une mauvaise querelle.
– J’avouerai tout ce que vous voudrez, mon cher Dixmer, car vos procédés ont toujours été pour moi ceux d’un galant homme; mais je n’ai pas moins pris une résolution, et cette résolution est irrévocable…
– Comment cela? demanda Dixmer; de votre propre aveu vous n’avez rien à nous reprocher, et vous nous quittez cependant?