Dixmer la regarda un instant; puis, s’efforçant de sourire:
– Allons, chère amie, dit-il, point d’amour-propre de femme; si Maurice veut recommencer à vous faire quelque bonne déclaration, riez de la seconde, comme vous avez fait de la première. Je vous connais, Geneviève, vous êtes un digne et noble cœur. Je suis sûr de vous.
– Oh! s’écria Geneviève en se laissant glisser de façon à ce qu’un de ses genoux touchât la terre, oh! mon Dieu! qui peut être sûr des autres quand nul n’est sûr de soi?
Dixmer devint pâle, comme si tout son sang se retirait vers son cœur.
– Geneviève, dit-il, j’ai eu tort de vous faire passer par toutes les angoisses que vous venez d’éprouver. J’aurais dû vous dire tout de suite: Geneviève, nous sommes dans l’époque des grands dévouements; Geneviève, j’ai dévoué à la reine, notre bienfaitrice, non seulement mon bras, non seulement ma tête, mais encore ma félicité; d’autres lui donneront leur vie. Je ferai plus que de lui donner ma vie, moi, je risquerai mon honneur; et mon honneur, s’il périt, ne sera qu’une larme de plus tombant dans cet océan de douleurs qui s’apprête à engloutir la France. Mais mon honneur ne risque rien, quand il est sous la garde d’une femme comme ma Geneviève.
Pour la première fois Dixmer venait de se révéler tout entier.
Geneviève redressa la tête, fixa sur lui ses beaux yeux pleins d’admiration, se releva lentement, lui donna son front à baiser.
– Vous le voulez? dit-elle.
Dixmer fit un signe affirmatif.
– Dictez alors.
Et elle prit une plume.
– Non point, dit Dixmer; c’est assez d’user, d’abuser peut-être de ce digne jeune homme; et, puisqu’il se réconciliera avec nous, à la suite d’une lettre qu’il aura reçue de Geneviève, que cette lettre soit bien de Geneviève et non de M. Dixmer.
Et Dixmer baisa une seconde fois sa femme au front, la remercia et sortit.
Alors Geneviève tremblante écrivit:
Citoyen Maurice,
Vous saviez combien mon mari vous aimait. Trois semaines de séparation, qui nous ont paru un siècle, vous l’ont-elles fait oublier? Venez; nous vous attendons; votre retour sera une véritable fête.
Geneviève.
XV La déesse Raison
Comme Maurice l’avait fait dire la veille au général Santerre, il était sérieusement malade.
Depuis qu’il gardait la chambre, Lorin était venu régulièrement le voir, et avait fait tout ce qu’il avait pu pour le déterminer à prendre quelque distraction. Mais Maurice avait tenu bon. Il y a des maladies dont on ne veut pas guérir.
Le 1er juin, il arriva vers une heure.
– Qu’y a-t-il donc de particulier aujourd’hui? demanda Maurice. Tu es superbe.
En effet, Lorin avait le costume de rigueur: le bonnet rouge, la carmagnole et la ceinture tricolore ornée de ces deux instruments, qu’on appelait alors les burettes de l’abbé Maury, et qu’auparavant et depuis, on appela tout bonnement des pistolets.
– D’abord, dit Lorin, il y a généralement la débâcle de la gironde qui est en train de s’exécuter, mais tambour battant; dans ce moment-ci, par exemple, on chauffe les boulets rouges sur la place du Carrousel. Puis, particulièrement parlant, il y a une grande solennité à laquelle je t’invite pour après-demain.
– Mais, pour aujourd’hui, qu’y a-t-il donc? Tu viens me chercher, dis-tu?
– Oui; aujourd’hui nous avons la répétition.
– Quelle répétition?
– La répétition de la grande solennité.
– Mon cher, dit Maurice, tu sais que, depuis huit jours, je ne sors plus; par conséquent, je ne suis plus au courant de rien, et j’ai le plus grand besoin d’être renseigné.
– Comment! je ne te l’ai donc pas dit?
– Tu ne m’as rien dit.
– D’abord, mon cher, tu savais déjà que nous avions supprimé Dieu pour quelque temps, et que nous l’avons remplacé par l’Être suprême.
– Oui, je sais cela.
– Eh bien, il paraît qu’on s’est aperçu d’une chose, c’est que l’Être suprême était un modéré, un rolandiste, un girondin.
– Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes; je n’aime point cela, tu le sais.
– Que veux-tu, mon cher! il faut être de son siècle. Moi aussi, j’aimais assez l’ancien Dieu, d’abord parce que j’y étais habitué. Quant à l’Être suprême, il paraît qu’il a réellement des torts, et que, depuis qu’il est là-haut, tout va de travers; enfin nos législateurs ont décrété sa déchéance…
Maurice haussa les épaules.
– Hausse les épaules tant que tu voudras, dit Lorin.
De par la philosophie,
Nous, grands suppôts de Momus,
Ordonnons que la folie
Ait son culte in partibus.
» Si bien, continua Lorin, que nous allons un peu adorer la déesse Raison.
– Et tu te fourres dans toutes ces mascarades? dit Maurice.
– Ah! mon ami, si tu connaissais la déesse Raison comme je la connais, tu serais un de ses plus chauds partisans. Écoute, je veux te la faire connaître, je te présenterai à elle.
– Laisse-moi tranquille avec toutes tes folies; je suis triste, tu le sais bien.
– Raison de plus, morbleu! elle t’égayera, c’est une bonne fille… Eh! mais tu la connais, l’austère déesse que les Parisiens vont couronner de lauriers et promener sur un char de papier doré! C’est… devine…
– Comment veux-tu que je devine?
– C’est Arthémise.
– Arthémise? dit Maurice en cherchant dans sa mémoire, sans que ce nom lui rappelât aucun souvenir.
– Oui, une grande brune, dont j’ai fait connaissance, l’année dernière… au bal de l’Opéra, à telles enseignes que tu vins souper avec nous et que tu la grisas.
– Ah! oui, c’est vrai, répondit Maurice, je me souviens maintenant; et c’est elle?
– C’est elle qui a le plus de chances. Je l’ai présentée au concours: tous les Thermopyles m’ont promis leurs voix. Dans trois jours, l’élection générale. Aujourd’hui, repas préparatoire; aujourd’hui, nous répandons le vin de Champagne; peut-être, après-demain, répandrons-nous le sang! Mais qu’on répande ce que l’on voudra, Arthémise sera déesse, ou que le diable m’emporte! Allons, viens; nous lui ferons mettre sa tunique.
– Merci. J’ai toujours eu de la répugnance pour ces sortes de choses.
– Pour habiller les déesses? Peste! mon cher! tu es difficile. Eh bien, voyons, si cela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et toi, tu la lui ôteras.
– Lorin, je suis malade, et non seulement je n’ai plus de gaieté, mais encore la gaieté des autres me fait mal.
– Ah çà! tu m’effrayes, Maurice: tu ne te bats plus, tu ne ris plus; est-ce que tu conspires, par hasard?
– Moi! plût à Dieu!
– Tu veux dire: plût à la déesse Raison!
– Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je ne veux pas sortir; je suis au lit et j’y reste.