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Maurice devait entrer au Temple à neuf heures; ses deux collègues étaient Mercevault et Agricola. À huit heures, il était vieille rue Saint-Jacques, en grand costume de citoyen municipal, c’est-à-dire avec une écharpe tricolore serrant sa taille souple et nerveuse; il était venu, comme d’habitude, à cheval chez Geneviève, et, sur sa route, il avait pu recueillir les éloges et les approbations nullement dissimulées des bonnes patriotes qui le regardaient passer.

Geneviève était déjà prête: elle portait une simple robe de mousseline, une espèce de mante en taffetas léger, un petit bonnet orné de la cocarde tricolore. Dans ce simple appareil elle était d’une éblouissante beauté.

Morand, qui s’était, comme nous l’avons vu, beaucoup fait prier, avait, de peur d’être suspecté d’aristocratie sans doute, pris l’habit de tous les jours, cet habit moitié bourgeois, moitié artisan. Il venait de rentrer seulement, et son visage portait la trace d’une grande fatigue.

Il prétendit avoir travaillé toute la nuit pour achever une besogne pressée.

Dixmer était sorti aussitôt le retour de son ami Morand.

– Eh bien, demanda Geneviève, qu’avez-vous décidé, Maurice, et comment verrons-nous la reine?

– Écoutez, dit Maurice, mon plan est fait. J’arrive avec vous au Temple; je vous recommande à Lorin, mon ami, qui commande la garde; je prends mon poste, et, au moment favorable, je vais vous chercher.

– Mais, demanda Morand, où verrons-nous les prisonniers, et comment les verrons-nous?

– Pendant leur déjeuner ou leur dîner, si cela vous convient, à travers le vitrage des municipaux.

– Parfait! dit Morand.

Maurice vit alors Morand s’approcher de l’armoire du fond de la salle à manger, et boire à la hâte un verre de vin pur. Cela le surprit. Morand était fort sobre et ne buvait ordinairement que de l’eau rougie.

Geneviève s’aperçut que Maurice regardait le buveur avec étonnement.

– Figurez-vous, dit-elle, qu’il se tue avec son travail, ce malheureux Morand, de sorte qu’il est capable de n’avoir rien pris depuis hier matin.

– Il n’a donc pas dîné ici? demanda Maurice.

– Non, il fait des expériences en ville.

Geneviève prenait une précaution inutile. Maurice, en véritable amant, c’est-à-dire en égoïste, n’avait remarqué cette action de Morand qu’avec cette attention superficielle que l’homme amoureux accorde à tout ce qui n’est pas la femme qu’il aime.

À ce verre de vin, Morand ajouta une tranche de pain qu’il avala précipitamment.

– Et maintenant, dit le mangeur, je suis prêt, cher citoyen Maurice; quand vous voudrez, nous partirons.

Maurice, qui effeuillait les pistils flétris d’un des œillets morts qu’il avait cueillis en passant, présenta son bras à Geneviève en disant:

– Partons. Ils partirent en effet. Maurice était si heureux que sa poitrine ne pouvait contenir son bonheur; il eût crié de joie s’il ne se fût retenu. En effet, que pouvait-il désirer de plus? Non seulement on n’aimait point Morand, il en avait la certitude, mais encore on l’aimait, lui, il en avait l’espérance. Dieu envoyait un beau soleil sur la terre, le bras de Geneviève frémissait sous le sien; et les crieurs publics, hurlant à pleine tête le triomphe des jacobins et la chute de Brissot et de ses complices, annonçaient que la patrie était sauvée.

Il y a vraiment des instants dans la vie où le cœur de l’homme est trop petit pour contenir la joie ou la douleur qui s’y concentre.

– Oh! le beau jour! s’écria Morand.

Maurice se retourna avec étonnement; c’était le premier élan qui sortait devant lui de cet esprit toujours distrait ou comprimé.

– Oh! oui, oui, bien beau, dit Geneviève en se laissant peser au bras de Maurice; puisse-t-il demeurer jusqu’au soir pur et sans nuages, comme il est en ce moment!

Maurice s’appliqua ce mot, et son bonheur en redoubla.

Morand regarda Geneviève à travers ses lunettes vertes, avec une expression particulière de reconnaissance; peut-être, lui aussi, s’était-il appliqué ce mot.

On traversa ainsi le Petit-Pont, la rue de la Juiverie et le pont Notre-Dame, puis on prit la place de l’Hôtel-de-Ville, la rue Barre-du-Bec et la rue Sainte-Avoye. À mesure qu’on avançait, le pas de Maurice devenait plus léger, tandis qu’au contraire le pas de sa compagne et celui de son compagnon se ralentissaient de plus en plus.

On était arrivé ainsi au coin de la rue des Vieilles-Audriettes, lorsque, tout à coup, une bouquetière barra le passage à nos promeneurs en leur présentant son éventaire chargé de fleurs.

– Oh! les magnifiques œillets! s’écria Maurice.

– Oh! oui, bien beaux, dit Geneviève; il paraît que ceux qui les cultivaient n’avaient point d’autres préoccupations, car ils ne sont pas morts, ceux-là.

Ce mot retentit bien doucement au cœur du jeune homme.

– Ah! mon beau municipal, dit la bouquetière, achète un bouquet à la citoyenne. Elle est habillée de blanc, voilà des œillets rouges superbes; blanc et pourpre vont bien ensemble; elle mettra le bouquet sur son cœur, et, comme son cœur est bien près de ton habit bleu, vous aurez là les couleurs nationales.

La bouquetière était jeune et jolie; elle débitait son petit compliment avec une grâce toute particulière; son compliment, d’ailleurs, était admirablement choisi, et eût-il été fait exprès, qu’il ne se fût pas mieux appliqué à la circonstance. En outre, les fleurs étaient presque symboliques. C’étaient des œillets pareils à ceux qui étaient morts dans la caisse d’acajou.

– Oui, dit Maurice, je t’en achète, parce que ce sont des œillets, entends-tu bien? Toutes les autres fleurs, je les déteste.

– Oh! Maurice, dit Geneviève, c’est bien inutile; nous en avons tant dans le jardin!

Et, malgré ce refus des lèvres, les yeux de Geneviève disaient qu’elle mourait d’envie d’avoir ce bouquet.

Maurice prit le plus beau de tous les bouquets; c’était, d’ailleurs, celui que lui présentait la jolie marchande de fleurs.

Il se composait d’une vingtaine d’œillets ponceau, à l’odeur à la fois âcre et suave. Au milieu de tous et dominant comme un roi, sortait un œillet énorme.

– Tiens, dit Maurice à la marchande, en lui jetant sur son éventaire un assignat de cinq livres; tiens, voilà pour toi.

– Merci, mon beau municipal, dit la bouquetière; cinq fois merci!

Et elle alla vers un autre couple de citoyens, dans l’espérance qu’une journée qui commençait si magnifiquement serait une bonne journée. Pendant cette scène, bien simple en apparence, et qui avait duré quelques secondes à peine, Morand, chancelant sur ses jambes, s’essuyait le front, et Geneviève était pâle et tremblante. Elle prit, en crispant sa main charmante, le bouquet que lui présentait Maurice, et le porta à son visage, moins pour en respirer l’odeur que pour cacher son émotion.

Le reste du chemin se fit gaiement, quant à Maurice du moins. Pour Geneviève, sa gaieté à elle était contrainte. Quant à Morand, la sienne se faisait jour d’une façon bizarre, c’est-à-dire par des soupirs étouffés, par des rires éclatants et par des plaisanteries formidables, tombant sur les passants comme un feu de file.