Arthémise tressaillit.
– Quelle bouquetière?
– Eh! pardieu! celle qui jetait avec tant de prodigalité ses fleurs dans la Seine.
– Eh! mon Dieu! dit Arthémise, cet événement est-il donc si grave que vous y reveniez avec une pareille insistance?
– Si grave, chère amie, que je vous prie de répondre à l’instant même à ma question.
– Mon ami, je ne le puis.
– Déesse, rien ne vous est impossible.
– Je suis engagée d’honneur à garder le silence.
– Et moi, je suis engagé d’honneur à vous faire parler.
– Mais pourquoi insistez-vous ainsi?
– Pour que… corbleu! pour que Maurice n’ait pas le cou coupé.
– Ah! mon Dieu! Maurice guillotiné! s’écria la jeune femme effrayée.
– Sans vous parler de moi, qui, en vérité, n’ose pas répondre d’avoir encore ma tête sur mes épaules.
– Oh! non, non, dit Arthémise, ce serait la perdre infailliblement.
En ce moment, l’officieux de Lorin se précipita dans la chambre d’Arthémise.
– Ah! citoyen, s’écria-t-il, sauve-toi, sauve-toi!
– Et pourquoi cela? demanda Lorin.
– Parce que les gendarmes se sont présentés chez toi, et que, tandis qu’ils enfonçaient la porte, j’ai gagné la maison voisine par les toits, et j’accours te prévenir.
Arthémise jeta un cri terrible. Elle aimait réellement Lorin.
– Arthémise, dit Lorin en se posant, mettez-vous la vie d’une bouquetière en comparaison avec celle de Maurice et celle de votre amant? S’il en est ainsi, je vous déclare que je cesse de vous tenir pour la déesse Raison, et que je vous proclame la déesse Folie.
– Pauvre Héloïse! s’écria l’ex-danseuse de l’Opéra, ce n’est point ma faute si je te trahis.
– Bien! bien! chère amie, dit Lorin en présentant un papier à Arthémise. Vous m’avez déjà gratifié du nom de baptême; donnez-moi maintenant le nom de famille et l’adresse.
– Oh! l’écrire, jamais, jamais! s’écria Arthémise; vous le dire, à la bonne heure.
– Dites-le donc, et soyez tranquille, je ne l’oublierai pas.
Et Arthémise donna de vive voix le nom et l’adresse de la fausse bouquetière à Lorin.
Elle s’appelait Héloïse Tison et demeurait rue des Nonandières, 24.
À ce nom, Lorin jeta un cri et s’enfuit à toutes jambes.
Il n’était pas au bout de la rue, qu’une lettre arrivait chez Arthémise.
Cette lettre ne contenait que ces trois lignes:
Pas un mot sur moi, chère amie; la révélation de mon nom me perdrait infailliblement… Attends à demain pour me nommer, car ce soir j’aurai quitté Paris.
Ton Héloïse.
– Oh! mon Dieu! s’écria la future déesse, si j’avais pu deviner cela, j’eusse attendu jusqu’à demain.
Et elle s’élança vers la fenêtre pour rappeler Lorin, s’il était encore temps; mais il avait disparu.
XXIV La mère et la fille
Nous avons déjà dit qu’en quelques heures la nouvelle de cet événement s’était répandue dans tout Paris. En effet, il y avait à cette époque des indiscrétions bien faciles à comprendre de la part d’un gouvernement dont la politique se nouait et se dénouait dans la rue.
La rumeur gagna donc, terrible et menaçante, la vieille rue Saint-Jacques, et, deux heures après l’arrestation de Maurice, on y apprenait cette arrestation.
Grâce à l’activité de Simon, les détails du complot avaient promptement jailli hors du Temple; seulement, comme chacun brodait sur le fond, la vérité arriva quelque peu altérée chez le maître tanneur; il s’agissait, disait-on, d’une fleur empoisonnée qu’on aurait fait passer à la reine, et à l’aide de laquelle l’Autrichienne devait endormir ses gardes pour sortir du Temple; en outre, à ces bruits s’étaient joints certains soupçons sur la fidélité du bataillon congédié la veille par Santerre; de sorte qu’il y avait déjà plusieurs victimes désignées à la haine du peuple.
Mais, vieille rue Saint-Jacques, on ne se trompait point, et pour cause, sur la nature de l’événement, et Morand d’un côté, et Dixmer de l’autre, sortirent aussitôt, laissant Geneviève en proie au plus violent désespoir.
En effet, s’il arrivait malheur à Maurice, c’était Geneviève qui était la cause de ce malheur. C’était elle qui avait conduit par la main l’aveugle jeune homme jusque dans le cachot où il était renfermé et duquel il ne sortirait, selon toute probabilité, que pour marcher à l’échafaud.
Mais, en tout cas, Maurice ne payerait pas de sa tête son dévouement au caprice de Geneviève. Si Maurice était condamné, Geneviève allait s’accuser elle-même au tribunal, elle avouait tout. Elle assumait la responsabilité sur elle, bien entendu, et, aux dépens de sa vie, elle sauvait Maurice.
Geneviève, au lieu de frémir à cette pensée de mourir pour Maurice, y trouvait, au contraire, une amère félicité.
Elle aimait le jeune homme, elle l’aimait plus qu’il ne convenait à une femme qui ne s’appartenait pas. C’était pour elle un moyen de reporter à Dieu son âme pure et sans tache comme elle l’avait reçue de lui.
En sortant de la maison, Morand et Dixmer s’étaient séparés. Dixmer s’achemina vers la rue de la Corderie, et Morand courut à la rue des Nonandières. En arrivant au bout du pont Marie, ce dernier aperçut cette foule d’oisifs et de curieux qui stationnent à Paris pendant ou après un événement sur la place où cet événement a eu lieu, comme les corbeaux stationnent sur un champ de bataille.
À cette vue, Morand s’arrêta tout court; les jambes lui manquaient, il fut forcé de s’appuyer au parapet du pont.
Enfin il reprit, après quelques secondes, cette puissance merveilleuse que, dans les grandes circonstances, il avait sur lui-même, se mêla aux groupes, interrogea et apprit que, dix minutes auparavant, on venait d’enlever, rue des Nonandières, 24, une jeune femme coupable bien certainement du crime dont elle avait été accusée, puisqu’on l’avait surprise occupée à faire ses paquets.
Morand s’informa du club dans lequel la pauvre fille devait être interrogée. Il apprit que c’était devant la section mère qu’elle avait été conduite, et il s’y rendit aussitôt.
Le club regorgeait de monde. Cependant, à force de coups de coude et de coups de poing, Morand parvint à se glisser dans une tribune. La première chose qu’il aperçut, fut la haute taille, la noble figure, la mine dédaigneuse de Maurice, debout au banc des accusés, et écrasant de son regard Simon, qui pérorait.
– Oui, citoyens, criait Simon, oui, la citoyenne Tison accuse le citoyen Lindey et le citoyen Lorin. Le citoyen Lindey parle d’une bouquetière sur laquelle il veut rejeter son crime; mais je vous en préviens d’avance, la bouquetière ne se retrouvera point; c’est un complot formé par une société d’aristocrates qui se rejettent la balle les uns aux autres, comme des lâches qu’ils sont. Vous avez bien vu que le citoyen Lorin avait décampé de chez lui quand on s’y est présenté. Eh bien, il ne se rencontrera pas plus que la bouquetière.