– Ce que je t’en dis, reprit Duchesne, n’est pas que je t’en veuille, au contraire; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses.
– Chut! voilà quelqu’un.
La reine n’avait pas perdu un mot de cette conversation, quoiqu’elle eût été faite à voix basse. La captivité double l’acuité des sens.
Le bruit qui avait attiré l’attention des deux gardiens était celui de plusieurs personnes qui s’approchaient de la porte.
Elle s’ouvrit.
Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et de quelques guichetiers.
– Eh bien, demandèrent-ils, la prisonnière?
– Elle est là, répondirent les deux gendarmes.
– Comment est-elle logée?
– Voyez.
Et Gilbert alla heurter au paravent.
– Que voulez-vous? demanda la reine.
– C’est la visite de la Commune, citoyenne Capet.
«Cet homme est bon, pensa Marie-Antoinette, et si mes amis le veulent bien…»
– C’est bon, c’est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine; il n’est pas besoin de tant de façons.
La reine ne leva point la tête, et l’on eût pu croire, à son impassibilité, qu’elle n’avait ni vu ni entendu ce qui venait de se passer, et qu’elle se croyait toujours seule.
Les délégués de la Commune observèrent curieusement tous les détails de la chambre, sondèrent les boiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s’apercevoir de leur présence.
XXXV La salle des Pas-Perdus
Vers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prison de la reine, un homme, vêtu d’une carmagnole grise, la tête couverte d’épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs, d’un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle si philosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les venants qui forment la population ordinaire de cette salle, population fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acquis une importance majeure et où l’on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigable pourvoyeur.
C’était une attitude de fort bon goût que celle qu’avait prise l’homme dont nous venons d’esquisser le portrait. La société, à cette époque, était divisée en deux classes, les moutons et les loups; les uns devaient naturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la société dévorait l’autre moitié.
Notre farouche promeneur était de petite taille; il brandissait d’une main noire et sale un de ces gourdins qu’on appelait constitution; il est vrai que la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bien petite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l’étrange personnage le rôle d’inquisiteur qu’il s’était arrogé à l’égard des autres; mais personne n’eût osé contrôler, en quelque chose que ce fût, un homme d’un aspect aussi terrible.
En effet, ainsi posé, l’homme au gourdin causait une grave inquiétude à certains groupes de scribes à cahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cette époque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux, selon qu’on examinera la question au point de vue conservateur ou révolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de l’œil sa longue barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sourcils touffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que la promenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salle des Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d’eux.
Cette terreur leur était surtout venue de ce que, chaque fois qu’ils s’étaient avisés de s’approcher de lui ou même de le regarder trop attentivement, l’homme au gourdin avait fait retentir sur les dalles son arme pesante, qui arrachait aux pierres sur lesquelles elle retombait un son tantôt mat et sourd, tantôt éclatant et sonore.
Mais ce n’étaient pas seulement les braves gens à cahutes dont nous avons parlé, et qu’on désigne généralement sous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidable impression: c’étaient encore les différents individus qui entraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou par quelqu’un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avec précipitation en apercevant l’homme au gourdin, lequel continuait à faire obstinément son trajet d’un bout à l’autre de la salle, trouvant à chaque moment un prétexte de faire résonner son gourdin sur les dalles.
Si les écrivains eussent été moins effrayés et les promeneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute découvert que notre patriote, capricieux comme toutes les natures excentriques ou extrêmes, semblait avoir des préférences pour certaines dalles, celles, par exemple, qui, situées à peu de distance du mur de droite, et au milieu de la salle, à peu près, rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.
Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et c’était surtout sur les dalles du centre. Un instant même, il s’oublia jusqu’à s’arrêter pour mesurer de l’œil quelque chose comme une distance.
Il est vrai que cette absence dura peu, et qu’il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu’un éclair de joie avait remplacée.
Presque au même instant, un autre patriote, – à cette époque chacun avait son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits; – presque au même instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l’impression générale de terreur qu’inspirait le premier occupant, venait croiser sa promenade d’un pas à peu près égal au sien; de sorte qu’à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.
Le nouveau venu avait, comme l’autre, un bonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et un gourdin; il avait, en outre, de plus que l’autre, un grand sabre qui lui battait les mollets; mais, ce qui faisait surtout le second plus à craindre que le premier, c’est qu’autant le premier avait l’air terrible, autant le second avait l’air faux, haineux et bas.
Aussi, quoique ces deux hommes parussent appartenir à la même cause et partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, non pas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur la même ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leur attente fut déçue: les deux patriotes se contentèrent d’échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir le plus petit des deux; seulement, au mouvement involontaire de ses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.
Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbative jusque-là, s’éclaircit; quelque chose comme un sourire qui essayait d’être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d’arrêter le second patriote dans la sienne.
À peu près au centre, ils se joignirent.