– Eh pardieu! c’est le citoyen Simon! dit le premier patriote.
– Lui-même! Mais que lui veux-tu, au citoyen Simon? et qui es-tu, d’abord?
– Fais donc semblant de ne me pas reconnaître!
– Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c’est que je ne t’ai jamais vu.
– Allons donc! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l’honneur de porter la tête de la Lamballe?
Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s’élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simon tressaillit.
– Toi? fit-il; toi?
– Eh bien, cela t’étonne? Ah! citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles!… Tu me fais de la peine.
– C’est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon; mais je ne te connaissais pas.
– Il y a plus d’avantage à garder le petit Capet, on est plus en vue; car, moi, je te connais, et je t’estime.
– Ah! merci.
– Il n’y a pas de quoi… Donc, tu te promènes?
– Oui, j’attends quelqu’un… Et toi?
– Moi aussi.
– Comment donc t’appelles-tu? Je parlerai de toi au club.
– Je m’appelle Théodore.
– Et puis?
– Et puis, c’est tout; ça ne te suffit pas?
– Oh! parfaitement… Qui attends-tu, citoyen Théodore?
– Un ami auquel je veux faire une bonne petite dénonciation.
– En vérité! Conte-moi cela.
– Une couvée d’aristocrates.
– Qui s’appellent?
– Non, vrai, je ne peux dire cela qu’à mon ami.
– Tu as tort; car voici le mien qui s’avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez la procédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein?
– Fouquier-Tinville! s’écria le premier patriote.
– Rien que cela, cher ami.
– Eh bien, c’est bon.
– Eh! oui, c’est bon… Bonjour, citoyen
Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme, ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d’épais sourcils, venait de déboucher d’une porte latérale de la salle, son registre à la main, ses liasses sous le bras.
– Bonjour, Simon, dit-il; quoi de nouveau?
– Beaucoup de choses. D’abord, une dénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.
Fouquier attacha son regard intelligent sur le patriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse de ses nerfs.
– Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore?
– Moi, dit l’homme à la carmagnole.
– Tu as porté la tête de la Lamballe, toi? fit l’accusateur public avec une expression très prononcée de doute.
– Moi, rue Saint-Antoine.
– Mais j’en connais un qui s’en vante, dit Fouquier.
– Moi, j’en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore; mais enfin, comme ceux-là demandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j’espère avoir la préférence.
Ce trait fit rire Simon et dérida Fouquier.
– Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l’as pas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie; Simon a quelque chose à me dire.
Théodore s’éloigna, fort peu blessé de la franchise du citoyen accusateur public.
– Un moment, cria Simon, ne le renvoie pas comme cela; entends d’abord la dénonciation qu’il nous apporte.
– Ah! fit d’un air distrait Fouquier-Tinville, une dénonciation?
– Oui, une couvée, ajouta Simon.
– À la bonne heure, parle; de quoi s’agit-il?
– Oh! presque rien: le citoyen Maison-Rouge et quelques amis.
Fouquier fit un bond en arrière, Simon leva les bras au ciel.
– En vérité? dirent-ils tous deux ensemble.
– Pure vérité; voulez-vous les prendre?
– Tout de suite; où sont-ils?
– J’ai rencontré le Maison-Rouge rue de la Grande-Truanderie.
– Tu te trompes, il n’est pas à Paris, répliqua Fouquier.
– Je l’ai vu, te dis-je.
– Impossible. On a mis cent hommes à sa poursuite; ce n’est pas lui qui se montrerait dans les rues.
– Lui, lui, lui, fit le patriote, un grand brun, fort comme trois forts, et barbu comme un ours. Fouquier haussa les épaules avec dédain.
– Encore une sottise, dit-il; Maison-Rouge est petit, maigre, et n’a pas un poil de barbe.
Le patriote laissa retomber ses bras d’un air consterné.
– N’importe, la bonne intention est réputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux; hâte-toi, l’on m’attend au greffe, voici l’heure des charrettes.
– Eh bien, rien de nouveau; l’enfant va bien.
Le patriote tournait le dos de façon à ne pas paraître indiscret, mais de façon à entendre.
– Je m’en vais si je vous gêne, dit-il.
– Adieu, dit Simon.
– Bonjour, fit Fouquier.
– Dis à ton ami que tu t’es trompé, ajouta Simon.
– Bien, je l’attends.
Et Théodore s’écarta un peu et s’appuya sur son gourdin.
– Ah! le petit va bien, dit alors Fouquier; mais le moral?
– Je le pétris à volonté.
– Il parle donc?
– Quand je veux.
– Tu crois qu’il pourrait témoigner dans le procès d’Antoinette?
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
Théodore s’adossa au pilier, l’œil tourné vers les portes; mais cet œil était vague, tandis que les oreilles du citoyen venaient d’apparaître nues et dressées sous le vaste bonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien; mais, à coup sûr, il entendait quelque chose.
– Réfléchis bien, dit Fouquier, ne fais pas faire à la commission ce qu’on appelle un pas de clerc. Tu es sûr que Capet parlera?
– Il dira tout ce que je voudrai.
– Il t’a dit, à toi, ce que nous allons lui demander?
– Il me l’a dit.
– C’est important, citoyen Simon, ce que tu promets là. Cet aveu de l’enfant est mortel pour la mère.
– J’y compte, pardieu!
– On n’aura pas encore vu pareille chose, depuis les confidences que Néron faisait à Narcisse, murmura Fouquier d’une voix sombre. Encore une fois, réfléchis, Simon.
– On dirait, citoyen, que tu me prends pour une brute; tu me répètes toujours la même chose. Voyons, écoute cette comparaison; quand je mets un cuir dans l’eau, devient-il souple?
– Mais… je ne sais pas, répliqua Fouquier.
– Il devient souple. Eh bien, le petit Capet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou. J’ai mes procédés pour cela.
– Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ce que tu voulais dire?
– Tout… J’oubliais: voici une dénonciation.
– Toujours! tu veux donc me surcharger de besogne?
– Il faut servir la patrie.