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– Il m’a mis à la porte.

– Mais ce n’est point assez qu’il t’ait mis à la porte.

– Attendez donc; alors la mère Richard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n’avoir pas de cœur, attendu que j’étais père de famille.

– Et il a dit à cela?

– Il a dit qu’elle avait raison, mais que la première condition inhérente à l’état de guichetier était de demeurer dans la prison à laquelle il était attaché; que la République ne plaisantait pas, et qu’elle coupait le cou à ceux qui avaient des éblouissements dans l’exercice de leurs fonctions.

– Diable! fit le patriote.

– Et il n’avait pas tort, le père Richard; depuis que l’Autrichienne est là, c’est un enfer de surveillance; on y dévisage son père.

Le patriote donna son assiette à lécher au chien, qui fut mordu par le chat.

– Achevez, dit-il sans se retourner.

– Enfin, monsieur, je me suis mis à gémir, c’est-à-dire que je me sentais très mal; j’ai demandé l’infirmerie, et j’ai assuré que mes enfants mourraient de faim si ma paye m’était supprimée.

– Et le père Richard?

– Le père Richard m’a répondu que, quand on était guichetier, on ne faisait pas d’enfants.

– Mais vous avez la mère Richard pour vous, je suppose?

– Heureusement! elle a fait une scène à son mari, lui reprochant d’avoir un mauvais cœur, et le père Richard a fini par me dire: «Eh bien, citoyen Gracchus, entends-toi avec quelqu’un de tes amis qui te donnera quelque chose sur tes gages; présente-le-moi comme remplaçant et je promets de le faire accepter.» Sur quoi, je suis sorti en disant: «C’est bon, père Richard, je vais chercher.»

– Et tu as trouvé, mon brave?

En ce moment, la maîtresse de l’établissement rentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa chopine.

Ce n’était l’affaire ni de Gracchus ni du patriote, qui avaient sans doute quelques communications à se faire.

– Citoyenne, dit le guichetier, j’ai reçu une petite gratification du père Richard, de sorte que je me permettrai aujourd’hui la côtelette de porc aux cornichons et la bouteille de vin de Bourgogne; envoie ta servante me chercher l’une chez le charcutier, et va me chercher l’autre à la cave.

L’hôtesse donna aussitôt ses ordres. La servante sortit par la porte de la rue, et elle sortit, elle, par la porte de la cave.

– Bien, dit le patriote, tu es un garçon intelligent.

– Si intelligent, que je ne me cache pas, malgré vos belles promesses, de quoi il retourne pour nous deux. Vous vous doutez de quoi il retourne?

– Oui, parfaitement.

– C’est notre cou à tous deux que nous jouons.

– Ne t’inquiète pas du mien.

– Ce n’est pas le vôtre non plus, monsieur, qui me cause, je l’avoue, la plus vive inquiétude.

– C’est le tien?

– Oui.

– Mais si je l’estime le double de ce qu’il vaut…

– Eh! monsieur, c’est une chose très précieuse que le cou.

– Pas le tien.

– Comment! pas le mien?

– En ce moment, du moins.

– Que voulez-vous dire?

– Je veux dire que ton cou ne vaut pas une obole, attendu que si, par exemple, j’étais un agent du comité de Salut public, tu serais guillotiné demain.

Le guichetier se retourna d’un mouvement si brusque, que le chien aboya contre lui.

Il était pâle comme la mort.

– Ne te tourne pas et ne pâlis pas, dit le patriote; achève tranquillement ta soupe au contraire: je ne suis pas un agent provocateur, l’ami. Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta place, donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille livres en or.

– C’est bien vrai au moins?

– Oh! tu as une fameuse caution, tu as ma tête.

Le guichetier médita quelques secondes.

– Allons, dit le patriote, qui le voyait dans sa glace, allons, ne fais pas de mauvaises réflexions; si tu me dénonces, comme tu n’auras fait que ton devoir, la République ne te donnera pas un sou: si tu me sers, comme au contraire tu auras manqué à ce même devoir, et qu’il est injuste dans ce monde de faire quelque chose pour rien, je te donnerai les cinquante mille livres.

– Oh! je comprends bien, dit le guichetier, j’ai tout bénéfice à faire ce que vous demandez; mais je crains les suites…

– Les suites!… et qu’as-tu à craindre? Voyons, ce n’est pas moi qui te dénoncerai, au contraire.

– Sans doute.

– Le lendemain du jour où je suis installé, tu viens faire un tour à la Conciergerie; je te compte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux mille francs; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l’aise dans tes deux poches. Avec l’argent, je te donne une carte pour sortir de France; tu pars, et, partout où tu vas, tu es, sinon riche, du moins indépendant.

– Eh bien, c’est dit, monsieur, arrive qui arrive. Je suis un pauvre diable, moi; je ne me mêle pas de politique; la France a toujours bien marché sans moi, et ne périra pas faute de moi; si vous faites une méchante action, tant pis pour vous.

– En tout cas, dit le patriote, je ne crois pas pouvoir faire pis que l’on ne fait en ce moment.

– Monsieur me permettra de ne pas juger la politique de la Convention nationale.

– Tu es un homme admirable de philosophie et d’insouciance. Maintenant, voyons, quand me présentes-tu au père Richard?

– Ce soir, si vous voulez.

– Oui, certainement. Qui suis-je?

– Mon cousin Mardoche.

– Mardoche, soit; le nom me plaît. Quel état?

– Culottier.

– De culottier à tanneur, il n’y a que la main.

– Êtes-vous tanneur?

– Je pourrais l’être.

– C’est vrai.

– À quelle heure la présentation?

– Dans une demi-heure, si vous voulez. À neuf heures alors.

– Quand aurai-je l’argent?

– Demain.

– Vous êtes donc énormément riche?

– Je suis à mon aise.

– Un ci-devant, n’est-ce pas?

– Que t’importe!

– Avoir de l’argent, et donner son argent pour courir le risque d’être guillotiné; en vérité, il faut que les ci-devant soient bien bêtes!

– Que veux-tu! les sans-culottes ont tant d’esprit qu’il n’en reste pas aux autres.

– Chut! voilà mon vin.

– À ce soir, en face de la Conciergerie.

– Oui.

Le patriote paya son écot et sortit.

De la porte, on l’entendit crier de sa voix de tonnerre:

– Allons donc, citoyenne! les côtelettes aux cornichons! mon cousin Gracchus meurt de faim.

– Ce bon Mardoche! dit le guichetier en dégustant le verre de Bourgogne que venait de lui verser la cabaretière en le regardant tendrement.

XLI Le greffier du ministère de la guerre