Les deux greffiers soupèrent de fort bon appétit; il n’y a que madame Durand qui ne mangea point.
Les questions cependant marchaient de part et d’autre.
Le greffier de la guerre demandait à son confrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps de drames quotidiens, quels étaient les usages du palais, les jours de jugement, les moyens de surveillance.
Le greffier du Palais, enchanté d’être écouté avec tant d’attention, répondait avec complaisance et disait les mœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles du citoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu’on jouait chaque soir sur la place de la Révolution. Puis s’adressant à son collègue et à son hôte, il lui demandait à son tour des renseignements sur son ministère à lui.
– Oh! dit Durand, je suis moins bien renseigné que vous, étant un personnage infiniment moins important que vous, attendu que je suis plutôt secrétaire du greffier que titulaire de la place; je fais la besogne du greffier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux illustres le profit; c’est l’habitude de toutes les bureaucraties, même révolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour, mais les bureaux ne changeront pas.
– Eh bien, je vous aiderai, citoyen, dit le greffier du Palais, charmé du bon vin de son hôte, et surtout charmé des beaux yeux de madame Durand.
– Oh! merci, dit celui à qui cette offre gracieuse était faite; tout ce qui change les habitudes et les localités est une distraction pour un pauvre employé, et je crains plutôt de voir finir mon travail à la Conciergerie que de le voir traîner en longueur, et pourvu que chaque soir je puisse amener au greffe madame Durand, qui s’ennuierait ici…
– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le greffier du Palais, enchanté de l’aimable distraction que lui promettait son confrère.
– Elle me dictera les écrous, continua le citoyen Durand; et puis, de temps en temps, si vous n’avez pas trouvé le souper de ce soir trop mauvais, vous en reviendrez prendre un pareil.
– Oui; mais pas trop souvent, dit avec fatuité le greffier du Palais; car je vous avouerai que je serais grondé si je rentrais plus tard que d’habitude dans une certaine petite maison de la rue du Petit-Musc.
– Eh bien, voilà qui s’arrangera merveilleusement bien, dit Durand; n’est-ce pas, ma chère amie?
Madame Durand, fort pâle et fort triste toujours, leva les yeux sur son mari et répondit:
– Que votre volonté soit faite.
Onze heures sonnaient; il était temps de se retirer. Le greffier du Palais se leva, et prit congé de ses nouveaux amis, en leur exprimant tout le plaisir qu’il avait eu de faire connaissance avec eux et leur dîner.
Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusque sur le palier; puis, rentrant dans la chambre:
– Allons, Geneviève, dit-il, couchez-vous.
La jeune femme, sans répondre, se leva, prit une lampe et passa dans la chambre à droite.
Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir, resta un instant pensif et le front sombre après son départ; puis, à son tour, il passa dans sa chambre, qui était du côté opposé.
XLII Les deux billets
À partir de ce moment, le greffier du ministère de la guerre vint chaque soir travailler assidûment dans le bureau de son collègue du Palais; madame Durand relevait les écrous sur les registres préparés à l’avance, et Durand copiait avec ardeur.
Durand examinait tout sans paraître faire attention à rien. Il avait remarqué que chaque soir, à neuf heures, un panier de provisions apporté par Richard ou sa femme était déposé à la porte.
Au moment où le greffier disait au gendarme: «Je m’en vais, citoyen», le gendarme, soit Gilbert, soit Duchesne, sortait, prenait le panier et le portait chez Marie-Antoinette.
Pendant les trois soirées consécutives où Durand était resté plus tard à son poste, le panier aussi était resté plus tard au sien, puisque ce n’était qu’en ouvrant la porte pour dire adieu au greffier que le gendarme récoltait les provisions.
Un quart d’heure après avoir introduit le panier plein, un des deux gendarmes remettait à la porte un panier vide de la veille, le déposant à la même place où était l’autre.
Le soir du quatrième jour, c’était au commencement d’octobre, après la séance habituelle, quand le greffier du Palais se fut retiré, et quand Durand, ou plutôt Dixmer, fut resté seul avec sa femme, il laissa tomber sa plume, puis regarda autour de lui, et prêtant l’oreille avec la même attention que si sa vie en eût dépendu, il se leva vivement, et courant à pas étouffés vers la porte du guichet, il souleva la serviette qui recouvrait le panier et enfonça dans le pain tendre destiné à la prisonnière un petit étui d’argent.
Puis, pâle et tremblant de l’émotion qui, même chez la plus puissante organisation, trouble l’homme qui vient d’accomplir un acte suprême, et dont le moment a été longuement préparé et est fortement attendu, il revint prendre sa place, appuyant une main sur son front, l’autre sur son cœur.
Geneviève le regardait faire, mais sans lui adresser la parole; ordinairement, depuis que son mari l’avait reprise chez Maurice, elle attendait toujours qu’il lui parlât le premier.
Cependant, cette fois, elle rompit le silence:
– Est-ce pour ce soir? demanda-t-elle.
– Non, c’est pour demain, répondit Dixmer.
Et, se levant après avoir regardé et écouté de nouveau, il ferma les registres, et, se rapprochant du guichetier, il frappa à la porte.
– Hein? fit Gilbert.
– Citoyen, dit-il, je m’en vais.
– Bien, dit le gendarme du fond de la cellule. Bonsoir.
– Bonsoir, citoyen Gilbert.
Durand entendit le grincement des verrous, il comprit que le gendarme allait ouvrir la porte, il sortit.
Dans le couloir qui conduisait de l’appartement du père Richard à la cour, il heurta un guichetier coiffé d’un bonnet à poil, et brandissant un lourd trousseau de clefs.
La peur saisit Dixmer; cet homme, brutal comme les gens de son état, allait l’interpeller, le regarder, le reconnaître peut-être. Il enfonça son chapeau, tandis que Geneviève tirait sur ses yeux la garniture de son mantelet noir.
Il se trompait.
– Ah! pardon! dit seulement le guichetier, quoique ce fût lui qui eût été heurté.
Dixmer tressaillit au son de cette voix, qui était douce et polie. Mais le guichetier était pressé sans doute, il se glissa dans le couloir, ouvrit la porte du père Richard et disparut. Dixmer continua son chemin, entraînant Geneviève.
– C’est étrange, dit-il, lorsqu’il fut dehors, que la porte se fut refermée derrière lui, et que l’impression de l’air eut rafraîchi son front brûlant.
– Oh! oui, bien étrange, murmura Geneviève.
Au temps de leur intimité, les deux époux se fussent communiqué l’un à l’autre la cause de leur étonnement. Mais Dixmer enferma ses pensées dans son esprit, les combattant comme une hallucination, tandis que Geneviève se contentait, en tournant l’angle du pont au Change, de jeter un dernier regard sur le sombre Palais, où quelque chose de pareil au fantôme d’un ami perdu venait de réveiller en elle tant de souvenirs doux et amers à la fois.