– Prends garde toi-même, morbleu! car cette fois ce n’est pas moi que tu siffleras, c’est Virgile.
– C’est juste, et tant que tu ne le traduiras point, je n’ai rien à dire. Mais revenons au chevalier de Maison-Rouge.
– Oui, convenons que c’est un fier homme.
– Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses, il faut un grand courage.
– Ou un grand amour.
– Crois-tu donc à cet amour du chevalier pour la reine?
– Je n’y crois pas; je le dis comme tout le monde. D’ailleurs, elle en a rendu amoureux bien d’autres; qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’elle l’eût séduit? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu’on dit.
– N’importe, il faut que le chevalier ait des intelligences dans le Temple même.
– C’est possible:
L’amour brise les grilles
Et se rit des verrous.
– Lorin!
– Ah! c’est vrai.
– Alors, tu crois cela comme les autres?
– Pourquoi pas?
– Parce qu’à ton compte la reine aurait eu deux cents amoureux.
– Deux cents, trois cents, quatre cents. Elle est assez belle pour cela. Je ne dis pas qu’elle les ait aimés; mais enfin, ils l’ont aimée, elle. Tout le monde voit le soleil, et le soleil ne voit pas tout le monde.
– Alors, tu dis donc que le chevalier de Maison-Rouge…?
– Je dis qu’on le traque un peu en ce moment-ci, et que s’il échappe aux limiers de la République, ce sera un fin renard.
– Et que fait la Commune dans tout cela?
– La Commune va rendre un arrêté par lequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir, sur sa façade, le nom des habitants et des habitantes. C’est la réalisation de ce rêve des anciens: Que n’existe-t-il une fenêtre au cœur de l’homme, pour que tout le monde puisse voir ce qui s’y passe!
– Oh! excellente idée! s’écria Maurice.
– De mettre une fenêtre au cœur des hommes?
– Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons.
En effet, Maurice songeait que ce lui serait un moyen de retrouver son inconnue, ou tout au moins quelque trace d’elle qui pût le mettre sur sa voie.
– N’est-ce pas? dit Lorin. J’ai déjà parlé que cette mesure nous donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin au club une députation des enrôlés volontaires; ils sont venus, conduits par nos adversaires de cette nuit, que je n’ai abandonnés qu’ivres morts; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes de fleurs et des couronnes d’immortelles.
– En vérité! répliqua Maurice en riant; et combien étaient-ils?
– Ils étaient trente; ils s’étaient fait raser et avaient des bouquets à la boutonnière. «Citoyens du club des Thermopyles, a dit l’orateur, en vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l’union des Français ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser de nouveau.»
– Alors…?
– Alors, nous avons fraternisé derechef, et en réitérant, comme dit Diafoirus; on a fait un autel à la patrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets. Comme tu étais le héros de la fête, on t’a appelé trois fois pour te couronner; et comme tu n’as pas répondu, attendu que tu n’y étais pas, et qu’il faut toujours que l’on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington. Voilà l’ordre et la marche selon lesquels a eu lieu la cérémonie.
Comme Lorin achevait ce récit véridique, et qui, à cette époque, n’avait rien de burlesque, on entendit des rumeurs dans la rue, et des tambours, d’abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, firent entendre le bruit si commun alors de la générale.
– Qu’est-ce que cela? demanda Maurice.
– C’est la proclamation de l’arrêté de la Commune, dit Lorin.
– Je cours à la section, dit Maurice en sautant à bas de son lit et en appelant son officieux pour le venir habiller.
– Et moi, je rentre me coucher, dit Lorin; je n’ai dormi que deux heures cette nuit, grâce à tes enragés volontaires. Si l’on ne se bat qu’un peu, tu me laisseras dormir; si l’on se bat beaucoup, tu viendras me chercher.
– Pourquoi donc t’es-tu fait si beau? demanda Maurice en jetant un coup d’œil sur Lorin, qui se levait pour se retirer.
– Parce que, pour venir chez toi, je suis forcé de passer rue Béthisy, et que, rue Béthisy, au troisième, il y a une fenêtre qui s’ouvre toujours quand je passe.
– Et tu ne crains pas qu’on te prenne pour un muscadin?
– Un muscadin, moi? Ah bien, oui, je suis connu, au contraire, pour un franc sans-culotte. Mais il faut bien faire quelque sacrifice au beau sexe. Le culte de la patrie n’exclut pas celui de l’amour; au contraire, l’un commande l’autre:
La Républiquea décrété
Que des Grecs on suivrait les traces;
Et l’autel de la Liberté
Fait pendant à celui des Grâces.
» Ose siffler celui-là, je te dénonce comme aristocrate, et je te fais raser de manière à ce que tu ne portes jamais perruque. Adieu, cher ami.
Lorin tendit cordialement à Maurice une main que le jeune secrétaire serra cordialement, et sortit en ruminant un bouquet à Chloris.
V Quel homme c’était que le citoyen Maurice Lindey
Tandis que Maurice Lindey, après s’être habillé précipitamment, se rend à la section de la rue Lepelletier, dont il est, comme on le sait, secrétaire, essayons de retracer aux yeux du public les antécédents de cet homme, qui s’est produit sur la scène par un de ces élans de cœur, familiers aux puissantes et généreuses natures.
Le jeune homme avait dit la vérité pleine et entière, lorsque la veille, en répondant de l’inconnue, il avait dit qu’il se nommait Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Il aurait pu ajouter qu’il était enfant de cette demi-aristocratie accordée aux gens de robe. Ses aïeux avaient marqué, depuis deux cents ans, par cette éternelle opposition parlementaire qui a illustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père, le bonhomme Lindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le despotisme, lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains du peuple, était mort de saisissement et d’épouvante de voir le despotisme remplacé par une liberté militante, laissant son fils unique, indépendant par sa fortune et républicain par sentiment.