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– Trois heures et demie.

– J’ai le temps, mordieu! j’ai le temps.

– Certainement, s’écria Maurice; il reste neuf accusés aujourd’hui, cela ne finira pas avant cinq heures; nous avons donc près de deux heures devant nous.

– C’est tout ce qu’il me faut; donne-moi ta carte et prête-moi vingt sous.

– Oh! mon Dieu! qu’allez-vous faire? murmura Geneviève.

Maurice lui serra la main; l’important pour lui, c’était que Lorin sortît.

– J’ai mon idée, dit Lorin.

Maurice tira sa bourse de sa poche et la mit dans la main de son ami.

– Maintenant, la carte, pour l’amour de Dieu! Je veux dire pour l’amour de l’Être éternel.

Maurice lui remit la carte.

Lorin baisa la main de Geneviève, et, profitant du moment où l’on amenait dans le greffe une fournée de condamnés, il enjamba les bancs de bois et se présenta à la grande porte.

– Eh! dit un gendarme, en voilà un qui se sauve, il me semble.

Lorin se redressa et présenta sa carte.

– Tiens, dit-il, citoyen gendarme, apprends à mieux connaître les gens.

Le gendarme reconnut la signature du greffier; mais il appartenait à cette catégorie de fonctionnaires qui manquent généralement de confiance, et, comme, juste en ce moment, le greffier descendait du tribunal avec un frisson qui ne l’avait point quitté depuis qu’il avait si imprudemment hasardé sa signature:

– Citoyen greffier, dit-il, voici un papier à l’aide duquel un particulier veut sortir de la salle des Morts; est-il bon, le papier?

Le greffier blêmit de frayeur, et, convaincu, s’il regardait, qu’il allait apercevoir la terrible figure de Dixmer, il se hâta de répondre en s’emparant de la carte:

– Oui, oui, c’est bien ma signature.

– Alors, dit Lorin, si c’est ta signature, rends-la-moi.

– Non pas, dit le greffier en la déchirant en mille morceaux, non pas! ces sortes de cartes ne peuvent servir qu’une fois.

Lorin resta un moment irrésolu.

– Ah! tant pis, dit-il; mais, avant tout, il faut que je le tue.

Et il s’élança hors du greffe.

Maurice avait suivi Lorin avec une émotion facile à comprendre; dès que Lorin eut disparu:

– Il est sauvé! dit-il à Geneviève avec une exaltation qui ressemblait à la joie; on a déchiré sa carte, il ne pourra plus rentrer; puis, d’ailleurs, pût-il rentrer, la séance du tribunal va finir: à cinq heures, il reviendra, nous serons morts.

Geneviève poussa un soupir et frissonna.

– Oh! presse-moi dans tes bras, dit-elle, et ne nous quittons plus… Pourquoi n’est-il pas possible, mon Dieu! qu’un même coup nous frappe, pour que nous exhalions ensemble notre dernier soupir!

Alors ils se retirèrent au plus profond de la salle obscure, Geneviève s’assit tout près de Maurice et lui passa ses deux bras autour du cou; ainsi enlacés respirant le même souffle, éteignant d’avance en eux-mêmes le bruit et la pensée, ils s’engourdirent, à force d’amour, aux approches de la mort.

Une demi-heure se passa.

LV Pourquoi Lorin était sorti

Tout à coup un grand bruit se fit entendre, les gendarmes débouchèrent de la porte basse; derrière eux venaient Sanson et ses aides, qui portaient des paquets de cordes.

– Oh! mon ami, mon ami! dit Geneviève, voilà le moment fatal, je me sens défaillir.

– Et vous avez tort, dit la voix éclatante de Lorin:

Vous avez tort, en vérité,

Car la mort, c’est la liberté!

– Lorin! s’écria Maurice au désespoir.

– Ils ne sont pas bons, n’est-ce pas? Je suis de ton avis; depuis hier, je n’en fais que de pitoyables…

– Ah! il s’agit bien de cela. Tu es revenu, malheureux!… tu es revenu!…

– C’étaient nos conventions, je pense? Écoute, car, aussi bien, ce que j’ai à dire t’intéresse ainsi que madame.

– Mon Dieu! mon Dieu!

– Laisse-moi donc parler, ou je n’aurai pas le temps de conter la chose. Je voulais sortir pour acheter un couteau rue de la Barillerie.

– Que voulais-tu faire d’un couteau?

– J’en voulais tuer ce bon M. Dixmer.

Geneviève frissonna.

– Ah! fit Maurice, je comprends.

– Je l’ai acheté. Voici ce que je me disais, et tu vas comprendre combien ton ami a l’esprit logique. Je commence à croire que j’aurais dû me faire mathématicien au lieu de me faire poète. Malheureusement il est trop tard maintenant. Voici donc ce que je me disais; suis mon raisonnement: «M. Dixmer a compromis sa femme; M. Dixmer est venu la voir juger; M. Dixmer ne se privera pas du plaisir de la voir passer en charrette, surtout nous l’accompagnant. Je vais donc le trouver au premier rang des spectateurs: je me glisserai près de lui; je lui dirai: «Bonjour, monsieur Dixmer», et je lui planterai mon couteau dans le flanc.

– Lorin! s’écria Geneviève.

– Rassurez-vous, chère amie, la Providence y avait mis bon ordre. Imaginez-vous que les spectateurs, au lieu de se tenir en face du Palais, comme c’est leur habitude, avaient fait demi-tour à droite et bordaient le quai. «Tiens, me dis-je, c’est sans doute un chien qui se noie, pourquoi Dixmer ne serait-il pas là.» Un chien qui se noie ça fait toujours passer le temps. Je m’approche du parapet, et je vois tout le long de la berge un tas de gens qui levaient les bras en l’air et qui se baissaient pour regarder quelque chose à terre, en poussant des hélas! à faire déborder la Seine. Je m’approche… Ce quelque chose… devine qui c’était…

– C’était Dixmer, dit Maurice d’une voix sombre.

– Oui. Comment peux-tu deviner cela? Oui, Dixmer, cher ami, Dixmer, qui s’est ouvert le ventre tout seul; le malheureux s’est tué en expiation sans doute.

– Ah! dit Maurice avec un sombre sourire, c’est ce que tu as pensé?

Geneviève laissa tomber sa tête entre ses mains; elle était trop faible pour supporter tant d’émotions successives.

– Oui, j’ai pensé cela, attendu qu’on a retrouvé près de lui son sabre ensanglanté; à moins que toutefois… il n’ait rencontré quelqu’un…

Maurice, sans rien dire, et profitant du moment où Geneviève, accablée, ne pouvait le voir, ouvrit son habit et montra à Lorin son gilet et sa chemise ensanglantés.

– Ah! c’est autre chose, dit Lorin.