«J’ai l’impression qu’on me prend ici pour un pigeon! cria-t-il. Si l’on me cherche, on me trouvera. Nom d’un tonnerre, si ce type ne peut pas retrouver le soulier qu’il m’a kidnappé, ça fera du bruit! Je ne déteste pas la plaisanterie, Monsieur Holmes, mais cette fois-ci on va un peu fort!
– Vous chercher encore votre soulier?
– Oui, monsieur. Et je le trouverai!
– Vous m’aviez bien dit que c’était un soulier neuf marron?
– C’était en effet un soulier neuf marron, monsieur. Et c’est un vieux soulier noir qu’on me vole maintenant!
– Comment! Vous ne voulez pas dire?…
– Si, si! c’est exactement ce que je veux dire. J’avais en tout et pour tout trois paires de chaussures: la neuve marron, la vieille noire, et la vernie que j’ai aux pieds. La nuit dernière on m’a volé un soulier marron, et aujourd’hui on m’a piqué une chaussure noire. Alors, vous l’avez retrouvée? Parlez, au moins! Ne roulez pas les yeux en billes de loto!»
Un valet de chambre allemand, fort ému, venait d’apparaître.
«Non, monsieur. J’ai cherché dans tout l’hôtel, mais je n’ai rien trouvé.
– Écoutez-moi: ou bien ce soulier me sera rendu avant ce soir, ou bien je me rends chez le directeur pour lui annoncer que je quitte immédiatement cet hôtel.
– On le retrouvera, monsieur… Je vous jure que, si vous avez un peu de patience, on le retrouvera!
– Je l’espère! Car ce sera le dernier objet que je perdrai dans cette caverne de voleurs… Monsieur Holmes, pardonnez-moi de vous agacer avec de semblables bagatelles…
– Je pense qu’elles valent la peine qu’on s’en occupe.
– Comment! Vous voilà tout grave…
– Avez-vous une explication à m’offrir?
– Moi? Mais je n’essaie même pas d’expliquer! C’est la chose la plus folle, la plus étrange qui, je crois, m’est arrivée.
– La plus étrange, soit! dit Holmes en réfléchissant.
– Qu’en pensez-vous?
– Ma foi, je ne prétends pas m’être déjà fait une opinion. Votre affaire est très compliquée, très complexe, Sir Henry. Quand je relie toutes ces incidences à la mort de votre oncle, je me demande si parmi les cinq cents affaires capitales dont j’ai eu à m’occuper, il s’en est trouvé une avec des ramifications d’une aussi grande profondeur Heureusement, nous tenons quelques fils; l’un ou l’autre nous conduira bien à la vérité: il se peut que nous perdions du temps en suivant une mauvaise piste, mais tôt ou tard nous tomberons sur la bonne.»
Nous déjeunâmes fort agréablement, sans faire beaucoup d’allusions à l’affaire qui nous avait réunis. Holmes attendit que nous ayons pris place dans le petit salon attenant à la chambre de Sir Henry pour lui demander quelles étaient ses intentions.
«Je vais me rendre à Baskerville Hall.
– Quand?
– À la fin de la semaine. À tout prendre, répondit Holmes, je crois que votre décision est sage. J’ai toutes mes raisons de croire que vous êtes surveillé à Londres; parmi les millions d’habitants de cette grande ville, il est difficile de découvrir qui sont ces gens et ce qu’ils veulent. S’ils projettent de noirs desseins, ils peuvent vous faire du mal, et nous serions impuissants à l’empêcher. Vous ne saviez pas, docteur Mortimer, que vous avez été suivis ce matin sitôt sortis de chez moi?»
Le docteur Mortimer sursauta.
«Suivis? Et par qui?
– Hélas, je ne saurais vous le dire. Au nombre de vos amis ou connaissances dans Dartmoor, voyez-vous un homme avec une grande barbe noire?
– N… non! Attendez! Si. Barrymore, le maître d’hôtel de Sir Charles, porte une grande barbe noire.
– Ah! Où est Barrymore?
– Il garde le manoir.
– Je voudrais bien vérifier s’il est là-bas, ou s’il ne se trouve pas par hasard à Londres.
– Comment le savoir?
– Donnez-moi une formule de télégramme. Tout est-il prêt pour Sir Henry? Adresse: M. Barrymore, Baskerville Hall. Quel est le bureau de poste le plus proche? Grimpen. Très bien. Nous filons envoyer un deuxième télégramme au chef du bureau de poste de Grimpen: «Télégramme pour M. Barrymore, à remettre en main propre. Si absent, prière de renvoyer le télégramme à Sir Henry Baskerville, Northumberland Hotel.» Avant ce soir, nous devrions être fixés, et savoir si Barrymore est fidèle à son poste dans le Devonshire.
– D’accord! dit Baskerville. À propos, docteur Mortimer, qui est ce Barrymore?
– Le fils du vieux concierge décédé. Depuis quatre générations, les Barrymore sont les gardiens du manoir. Pour autant que je sache, lui et sa femme forment un couple tout à fait respectable.
– En tout cas, observa Baskerville, tant que personne ne loge au manoir, ces gens jouissent d’une demeure agréable et n’ont rien à faire.
– C’est vrai!
– Est-ce que ce Barrymore a été avantagé dans le testament de Sir Charles? s’enquit Holmes.
– Lui et sa femme ont reçu chacun cinq cents livres.
– Ah! Savaient-ils qu’ils recevraient cette somme?
– Oui. Sir Charles aimait beaucoup parler de ses dispositions testamentaires.
– Voilà qui est très intéressant!
– J’espère, dit le docteur Mortimer, que vous ne soupçonnerez pas tous ceux qui ont reçu un legs de Sir Charles, car il m’a laissé mille livres.
– Vraiment! Et quels ont été les autres bénéficiaires?
– Des sommes insignifiantes ont été versées à divers individus et à des œuvres de charité. Tout le reste revient à Sir Henry.
– À combien se monte le reste?
– À sept cent quarante mille livres.»
Holmes haussa les sourcils.
«Je ne me doutais nullement qu’il s’agissait d’une somme aussi élevée! fit-il.
– Sir Charles avait la réputation d’être riche, mais nous n’avons pu évaluer sa richesse que lorsque nous avons examiné ses valeurs. La valeur totale de ses biens approchait du million.
– Seigneur! Voilà un enjeu digne d’inciter quelqu’un à jouer une partie désespérée. Encore une question, docteur Mortimer! En supposant qu’il arrive un accident à notre jeune ami (pardonnez-moi cette hypothèse déplaisante), qui hériterait de la fortune?
– Puisque Rodger Baskerville, le frère cadet de Sir Charles, est mort célibataire, les biens reviendraient aux Desmond, cousins éloignés. James Desmond est un clergyman âgé du Westmorland,
– Merci. Ces détails m’intéressent vivement. Avez-vous déjà vu M. James Desmond?
– Oui, il est venu une fois chez Sir Charles. C’est un homme vénérable qui mène une vie de saint. Je me rappelle qu’il a refusé à Sir Charles de s’installer à Baskerville bien qu’il en eut été instamment prié.
– Et cet homme à goûts modestes serait l’héritier de la fortune de Sir Charles?
– Il serait l’héritier du domaine, qui serait ainsi substitué à son profit. Il hériterait aussi de l’argent, sauf si l’argent était légué à quelqu’un d’autre par son actuel détenteur, qui peut, naturellement, en disposer à son gré.