La foule n’avait pas tardé à se resserrer autour des agents et du prisonnier. Brusquement celui-ci, qui devait guetter depuis longtemps l’occasion, donna une violente secousse à ses deux poignets.
De loin, le commissaire vit les piteux bouts de chaîne qui pendaient aux mains des policiers. Et l’homme fonçait sur le public. Une femme roula par terre. Des gens s’enfuirent. Personne n’était revenu de sa stupeur que le prisonnier avait bondi dans une impasse, à vingt mètres de l’Hôtel de l’Amiral, tout à côté de la maison vide dont la boîte aux lettres avait craché une balle de revolver le vendredi précédent.
Un agent – le plus jeune – faillit tirer, hésita, se mit à courir en tenant son arme de telle manière que Maigret attendait l’accident. Un auvent de bois céda sous la pression des fuyards et son toit de toile s’abattit sur les mottes de beurre.
Le jeune agent eut le courage de se précipiter tout seul dans l’impasse. Maigret, qui connaissait les lieux, acheva de s’habiller sans fièvre.
Car ce serait désormais un miracle de retrouver la brute. Le boyau, large de deux mètres, faisait deux coudes en angle droit. Vingt maisons qui donnaient sur le quai ou sur la place avaient une issue dans l’impasse. Et il y avait en outre des hangars, les magasins d’un marchand de cordages et d’articles pour bateaux, un dépôt de boîtes à conserve, tout un fouillis de constructions irrégulières, des coins et des recoins, des toits facilement accessibles qui rendaient une poursuite à peu près impossible.
La foule, maintenant, se tenait à distance. La femme qu’on avait renversée, rouge d’indignation, tendait le poing dans toutes les directions tandis que des larmes venaient trembler sous son menton.
Le photographe sortit de l’hôtel, un trench-coat passé sur son pyjama, pieds nus.
Une demi-heure plus tard, le maire arrivait, peu après le lieutenant de gendarmerie, dont les hommes se mettaient en devoir de fouiller les maisons voisines.
En trouvant Maigret attablé dans le café en compagnie du jeune agent et occupé à dévorer des toasts, le premier magistrat de la ville trembla d’indignation.
— Je vous ai prévenu, commissaire, que je vous rendais responsable de… de… Mais cela n’a pas l’air de vous émouvoir !… J’enverrai tout à l’heure un télégramme au Ministère de l’intérieur pour le mettre au courant de… de… et lui demander… Avez-vous seulement vu ce qui se passe dehors ?… Les gens fuient leur maison… Un vieillard impotent hurle d’effroi parce qu’il est immobilisé à un deuxième étage… On croit voir le bandit partout…
Maigret se retourna, aperçut Ernest Michoux qui, tel un enfant peureux, se tenait aussi près de lui que possible sans déplacer plus d’air qu’un fantôme.
— Vous remarquerez que c’est la police locale, c’est-à-dire de simples agents de police, qui l’ont arrêté, pendant que…
— Vous tenez toujours à ce que je procède à une arrestation ?
— Que voulez-vous dire ?… Prétendez-vous mettre la main sur le fuyard ?…
— Vous m’avez demandé hier une arrestation, n’importe laquelle…
Les journalistes étaient dehors, aidaient les gendarmes dans leurs recherches. Le café était à peu près vide, en désordre, car on n’avait pas encore eu le temps de faire le nettoyage. Une âcre odeur de tabac refroidi prenait à la gorge. On marchait sur les bouts de cigarettes, les crachats, la sciure et les verres brisés.
Le commissaire, cependant, tirait de son portefeuille un mandat d’arrêt en blanc.
— Dites un mot, monsieur le maire, et je…
— Je serais curieux de savoir qui vous arrêteriez !…
— Emma !… Une plume et de l’encre, s’il vous plaît…
Il fumait à petites bouffées. Il entendit le maire qui grommelait avec l’espoir d’être entendu :
— Du bluff !…
Mais il ne se démonta pas, écrivit à grands jambages écrasés, selon son habitude :
… le nommé Ernest Michoux, administrateur de la Société immobilière des Sables-Blancs…
Ce fut plus comique que tragique. Le maire lisait à l’envers. Maigret dit :
— Et voilà ! Puisque vous y tenez, j’arrête le docteur…
Celui-ci les regarda tous les deux, esquissa un sourire jaune, comme un homme qui ne sait que répondre à une plaisanterie. Mais c’était Emma que le commissaire observait, Emma qui marchait vers la caisse et qui se retourna soudain, moins pâle qu’à l’ordinaire, sans pouvoir maîtriser un tressaillement de joie.
— Je suppose, commissaire, que vous vous rendez compte de la gravité de…
— C’est mon métier, monsieur le maire.
— Et tout ce que vous trouvez à faire, après ce qui vient de se passer, c’est d’arrêter un de mes amis… de mes camarades plutôt… enfin, un des notables de Concarneau, un homme qui…
— Avez-vous une prison confortable ?…
Michoux, pendant ce temps-là, ne semblait préoccupé que par la difficulté d’avaler sa salive.
— A part le poste de police, à la mairie, il n’y a que la gendarmerie, dans la vieille ville…
L’inspecteur Leroy venait d’entrer. Il eut la respiration coupée quand Maigret lui dit de sa voix la plus naturelle :
— Dites donc, vieux ! Vous seriez bien gentil de conduire le docteur à la gendarmerie… Discrètement !… Inutile de lui passer les menottes… Vous l’écrouerez, tout en veillant à ce qu’il ne manque de rien…
— C’est de la folie pure ! balbutia le docteur. Je n’y comprends rien… Je… C’est inouï !… C’est infâme !…
— Parbleu ! grommela Maigret.
Et, se tournant vers le maire :
— Je ne m’oppose pas à ce qu’on continue à rechercher votre vagabond… Cela amuse la population… Peut-être même est-ce utile ?… Mais n’attachez pas trop d’importance à sa capture… Rassurez les gens…
— Vous savez que quand on a mis la main sur lui, ce matin, on l’a trouvé porteur d’un couteau à cran d’arrêt ?…
— Ce n’est pas impossible…
Maigret commençait à s’impatienter. Debout, il endossait son lourd pardessus à col de velours, brossait de la manche son chapeau melon.
— A tout à l’heure, monsieur le maire… Je vous tiendrai au courant. Encore un conseil : qu’on ne raconte pas trop d’histoires aux journalistes… Au fond, dans tout ceci, c’est à peine s’il y a de quoi fouetter un chat… Vous venez ?…
Ces derniers mots s’adressaient au jeune sergent de ville qui regarda le maire avec l’air de dire : « Excusez-moi… Mais je suis obligé de le suivre… »
L’inspecteur Leroy tournait autour du docteur comme un homme bien embarrassé par un fardeau encombrant.
On vit Maigret tapoter en passant la joue d’Emma, puis traverser la place sans s’inquiéter de la curiosité des gens.
— C’est par ici ?…
— Oui… Il faut faire le tour des bassins… Nous en avons pour une demi-heure…
Les pêcheurs étaient moins bouleversés que la population par le drame qui se jouait autour du Café de l’Amiral et une dizaine de bateaux, profitant du calme relatif, se dirigeaient à la godille vers la sortie du port, où ils prenaient le vent.
L’agent de police lançait à Maigret des regards d’écolier attentif à plaire à son instituteur.
— Vous savez… M. le maire et le docteur jouaient aux cartes ensemble au moins deux fois par semaine… Cela a dû lui donner un coup…
— Qu’est-ce que les gens du pays racontent ?…
— Cela dépend des gens… Les petits, les ouvriers, les pêcheurs ne s’émeuvent pas trop… Et même, ils sont presque contents de ce qui arrive… Parce que le docteur, M. Le Pommeret et M. Servières n’avaient pas très bonne réputation… C’étaient des messieurs, évidemment… On n’osait rien leur dire… N’empêche qu’ils abusaient un peu, quand ils débauchaient toutes les gamines des usines… L’été, avec leurs amis de Paris, c’était pis… Ils étaient toujours à boire, à faire du bruit dans les rues à des deux heures du matin, comme si la ville leur appartenait… Nous avons reçu souvent des plaintes… Surtout en ce qui concerne M. Le Pommeret, qui ne pouvait pas voir un jupon sans s’emballer… C’est triste à dire… Mais les usines ne travaillent guère… Il y a du chômage… Alors, avec de l’argent… toutes ces filles…