Elle était presque belle. Elle était belle ! Tout était émouvant, même sa taille plate, sa jupe noire, ses paupières rouges. L’homme avait ramassé le poulet. Et, sans la perdre de vue, il y mordait avec appétit, faisait craquer les os, arrachait des lambeaux de chair.
Il chercha un couteau dans sa poche, n’en trouva pas, cassa le goulot de la bouteille en le frappant sur son talon. Il but. Il voulut faire boire Emma, qui tenta de refuser, en riant. Peut-être le verre cassé lui faisait-il peur ? Mais il l’obligea à ouvrir la bouche, versa tout doucement le liquide.
Elle s’étrangla, toussa. Alors il la prit par les épaules, l’embrassa encore, mais non plus sur les lèvres. Il l’embrassait gaiement, à petits coups, sur les joues, sur les yeux, sur le front et même sur son bonnet de dentelle.
Elle était prête. Il vint coller son visage à la fenêtre et une fois encore il emplit presque en entier le rectangle lumineux. Quand il se retourna, ce fut pour éteindre la bougie.
L’inspecteur Leroy était crispé.
— Ils s’en vont ensemble…
— Oui…
— Ils se feront prendre.
Le groseillier du jardin trembla. Puis une forme fut hissée au sommet du mur. Emma se trouva dans l’impasse, attendit son amant.
— Tu vas les suivre, de loin… Surtout qu’à aucun moment ils ne t’aperçoivent !… Tu me donneras des nouvelles quand tu pourras…
Comme le vagabond l’avait fait pour sa compagne, Maigret aidait l’inspecteur à se hisser le long des ardoises jusqu’à la lucarne. Puis il se penchait pour regarder l’impasse, où les deux personnages n’étaient plus que des têtes.
Ils hésitaient. Ils chuchotaient. Ce fut la fille de salle qui entraîna l’homme vers une sorte de remise dans laquelle ils disparurent, car la porte n’était fermée que par un loquet.
C’était la remise du marchand de cordages. Elle communiquait avec le magasin, où, à cette heure, il n’y avait personne. Une serrure à forcer et le couple atteindrait le quai.
Mais Leroy y serait avant lui.
Dès qu’il eut descendu l’échelle du grenier, le commissaire comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. Il entendait une rumeur dans l’hôtel. En bas, le téléphone fonctionnait au milieu des éclats de voix.
Y compris la voix de Leroy, qui devait parler à l’appareil, car il élevait considérablement le ton.
Maigret dégringola l’escalier, arriva au rez-de-chaussée, se heurta à un journaliste.
— Eh bien ?…
— Un nouveau meurtre… Il y a un quart d’heure… En ville… Le blessé a été transporté à la pharmacie…
Le commissaire se précipita d’abord sur le quai, vit un gendarme qui courait en brandissant son revolver. Rarement le ciel avait été aussi noir. Maigret rejoignit l’homme.
— Que se passe-t-il ?…
— Un couple qui vient de sortir du magasin… Je faisais les cent pas en face… L’homme m’est presque tombé dans les bras… Ce n’est plus la peine de courir… Ils doivent être loin !…
— Expliquez !
— J’entendais du bruit dans la boutique, où il n’y avait pas de lumière… Je guettais, l’arme au poing… La porte s’est ouverte… Un type est sorti… Mais je n’ai pas eu le temps de le mettre en joue… Il m’a donné un tel coup de poing au visage que j’ai roulé par terre… J’ai lâché mon revolver… Je n’avais qu’une peur, c’est qu’il s’en saisît… Mais non !… Il est allé chercher une femme qui attendait sur le seuil… Elle ne pouvait pas courir… Il l’a prise dans ses bras… Le temps de me relever, commissaire… Un coup de poing comme celui-là… Voyez !… Je saigne… Ils ont longé le quai… Ils ont dû faire le tour du bassin… Par là, il y a des tas de petites rues, puis la campagne…
Le gendarme se tamponnait le nez de son mouchoir.
— Il aurait pu me tuer tout comme !… Son poing est un marteau…
On entendait toujours des éclats de voix du côté de l’hôtel, dont les fenêtres étaient éclairées. Maigret quitta le gendarme, tourna l’angle, vit la pharmacie, dont les volets étaient clos, mais dont la porte ouverte laissait échapper un flot de lumière.
Une vingtaine de personnes formaient grappe devant cette porte. Le commissaire les écarta à coups de coude.
Dans l’officine, un homme étendu à même le sol poussait des gémissements rythmés en fixant le plafond.
La femme du pharmacien, en chemise de nuit, faisait plus de bruit à elle seule que tout le monde réuni.
Et le pharmacien lui-même, qui avait passé un veston sur son pyjama, s’affolait, remuait des fioles, déchirait de grands paquets de coton hydrophile.
— Qui est-ce ? questionna Maigret.
Il n’attendit pas la réponse, car il avait reconnu l’uniforme de douanier, dont on avait lacéré une jambe du pantalon. Et maintenant il reconnaissait le visage.
C’était le douanier qui, le vendredi précédent, était de garde dans le port et avait assisté de loin au drame dont Mostaguen avait été victime.
Un docteur arrivait, affairé, regardait le blessé, puis Maigret, s’écriait :
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?…
Un peu de sang coulait par terre. Le pharmacien avait lavé la jambe du douanier à l’eau oxygénée, qui formait des traînées de mousse rose.
Un homme racontait, dehors, peut-être pour la dixième fois, d’une voix qui n’en restait pas moins haletante :
— J’étais couché avec ma femme quand j’ai entendu un bruit qui ressemblait à un coup de feu, puis un cri… Puis plus rien, peut-être pendant cinq minutes !… Je n’osais pas me rendormir… Ma femme voulait que j’aille voir… Alors on a perçu des gémissements qui avaient l’air de venir du trottoir, tout contre notre porte… Je l’ai ouverte… J’étais armé… J’ai vu une forme sombre… J’ai reconnu l’uniforme… Je me suis mis à crier, pour éveiller les voisins, et le marchand de fruits, qui a une auto, m’a aidé à amener le blessé ici…
— A quelle heure le coup de feu a-t-il éclaté ?…
— Il y a juste une demi-heure…
C’est-à-dire au moment le plus émouvant de la scène entre Emma et l’homme aux empreintes !…
— Où habitez-vous ?…
— Je suis le voilier… Vous êtes passé dix fois devant chez moi… A droite du port… Plus loin que la halle aux poissons… Ma maison fait l’angle du quai et d’une petite rue… Après, les constructions s’espacent et il n’y a plus guère que des villas…
Quatre hommes transportaient le blessé dans une pièce du fond, où ils l’étendaient sur un canapé. Le docteur donnait des ordres. On entendait dehors la voix du maire qui questionnait :
— Le commissaire est ici ?…
Maigret alla au-devant de lui, les deux mains dans les poches.
— Vous avouerez, commissaire…
Mais le regard de son interlocuteur était si froid que le maire perdit un instant contenance.
— C’est notre homme qui a fait le coup, n’est-ce pas ?
— Non !
— Qu’en savez-vous ?…
— Je le sais parce que, au moment où le crime a été commis, je le voyais à peu près aussi bien que je vous vois…
— Et vous ne l’avez pas arrêté ?
— Non !
— On me parle aussi d’un gendarme assailli…
— C’est exact.
— Vous rendez-vous compte des répercussions que de pareils drames peuvent avoir ?… Enfin ! C’est depuis que vous êtes ici que…
Maigret décrochait le récepteur du téléphone.
— Donnez-moi la gendarmerie, mademoiselle… Oui… Merci… Allô ! la gendarmerie ?… C’est le brigadier lui-même ?… Allô ! Ici, le commissaire Maigret… Le docteur Michoux est toujours là, bien entendu ?… Vous dites ?… Oui, allez vous en assurer quand même… Comment ?… Il y a un homme de garde dans la cour ?… Très bien… J’attends.