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Son hôte attendit le départ du domestique.

— Vous devez comprendre, commissaire, qu’il n’est pas possible que cette série de crimes continue… Voilà… voyons… voilà cinq jours que vous êtes ici… Et, depuis cinq jours…

Maigret tira de sa poche son calepin de blanchisseuse recouvert de toile cirée.

— Vous permettez ?… interrompit-il. Vous parlez d’une série de crimes… Or, je remarque que toutes les victimes sont vivantes, sauf une… Une seule mort : celle de M. Le Pommeret… Pour ce qui est du douanier, vous avouerez que, si quelqu’un avait vraiment voulu attenter à sa vie, il ne l’aurait pas atteint à la jambe… Vous connaissez l’endroit où le coup de feu a été tiré… L’agresseur était invisible… Il a pu prendre tout son temps… A moins qu’il n’ait jamais tenu un revolver ?…

Le maire le regarda avec étonnement, dit en saisissant son verre :

— Si bien que vous prétendez…

— Qu’on a voulu le blesser à la jambe… Du moins jusqu’à preuve du contraire…

— A-t-on voulu atteindre M. Mostaguen à la jambe aussi ?

L’ironie perçait. Les narines du vieillard frémissaient. Il voulait être poli, rester calme, parce qu’il était chez lui. Mais il y avait un sifflement désagréable dans sa voix.

Maigret, avec l’air d’un bon fonctionnaire qui rend des comptes à un supérieur, poursuivit :

— Si vous le voulez bien, nous allons reprendre mes notes une à une… Je lis à la date du vendredi 7 novembre :

Une balle est tirée par la boîte aux lettres d’une maison inhabitée dans la direction de M. Mostaguen.

Vous remarquerez tout d’abord que personne, pas même la victime, ne pouvait savoir qu’à un moment donné M. Mostaguen aurait l’idée de s’abriter sur un seuil pour allumer son cigare… Un peu de vent en moins et le crime n’avait pas lieu !… Or, il y avait néanmoins un homme armé d’un revolver derrière la porte… Ou bien c’était un fou, ou bien il attendait quelqu’un qui devait venir… Maintenant, souvenez-vous de l’heure !… Onze heures du soir… Toute la ville dort, hormis le petit groupe du Café de l’Amiral…

Je ne conclus pas. Voyons les coupables possibles. MM. Le Pommeret et Jean Servières, ainsi qu’Emma, sont hors de cause, puisqu’ils se trouvaient dans le café.

Restent le docteur Michoux, sorti un quart d’heure plus tôt, et le vagabond aux empreintes formidables. Plus un inconnu que nous appellerons Ixe. Nous sommes d’accord ?

Ajoutons en marge que M. Mostaguen n’est pas mort et que dans quinze jours il sera sur pied.

Passons au deuxième drame. Le lendemain samedi, je suis au café avec l’inspecteur Leroy. Nous allons prendre l’apéritif avec MM. Michoux, Le Pommeret et Jean Servières, quand le docteur est pris de soupçon en regardant son verre. L’analyse prouve que la bouteille de pernod est empoisonnée.

Coupables possibles : MM. Michoux, Le Pommeret, Servières, la fille de salle Emma, le vagabond – qui a pu, au cours de la journée, pénétrer dans le café sans être vu – et enfin notre inconnu, que nous avons désigné sous le nom d’Ixe.

Continuons. Le dimanche matin, Jean Servières a disparu. Sa voiture est retrouvée, sanglante, non loin de chez lui. Avant même cette découverte, le Phare de Brest a reçu un compte rendu des événements bien fait pour semer la panique à Concarneau.

Or, Servières est venu à Brest d’abord, à Paris ensuite, où il semble se cacher et où il se trouve évidemment de son plein gré.

Un seul coupable possible : Servières lui-même.

Le même dimanche, M. Le Pommeret prend l’apéritif avec le docteur, rentre chez lui, y dîne et meurt après des suites d’un empoisonnement par la strychnine.

Coupables possibles : au café, si c’est là qu’il a été empoisonné, le docteur, Emma, et enfin notre Ixe.

Ici, en effet, le vagabond doit être mis hors de cause, car la salle n’a pas été vide un seul instant et ce n’est plus la bouteille qui a été empoisonnée, mais un seul verre.

Si le crime a été commis dans la maison de Le Pommeret, coupables possibles : sa logeuse, le vagabond et notre Ixe sempiternel.

Ne vous impatientez pas… Nous arrivons au bout… Ce soir, un douanier reçoit une balle dans la jambe alors qu’il passe dans une rue déserte… Le docteur n’a pas quitté la prison, où il est surveillé de près… Le Pommeret est mort… Servières est à Paris entre les mains de la Sûreté générale… Emma et le vagabond, à la même heure, sont occupés, sous mes yeux, à s’étreindre, puis à dévorer un poulet…

Donc, un seul coupable possible : Ixe…

C’est-à-dire un individu que nous n’avons pas encore rencontré au cours des événements… Un individu qui peut avoir tout fait comme il peut n’avoir commis que ce dernier crime…

Celui-là, nous ne le connaissons pas. Nous n’avons pas son signalement… Une seule indication : il avait intérêt, cette nuit, à provoquer un drame… Un intérêt puissant… Car ce coup de feu n’a pas été tiré par un rôdeur.

Maintenant, ne me demandez pas de l’arrêter… Car vous conviendrez, monsieur le maire, que chacun dans la ville, que tous ceux surtout qui connaissent les principaux personnages mêlés à cette histoire et qui, en particulier, fréquentent au Café de l’Amiral, sont susceptibles d’être cet Ixe…

Vous-même…

Ces derniers mots furent dits d’un ton léger en même temps que Maigret se renversait dans son fauteuil, étendait les jambes vers les bûches.

Le maire n’avait eu qu’un tressaillement.

— J’espère que ce n’est qu’une petite vengeance…

Alors Maigret se leva soudain, secoua sa pipe dans le foyer, prononça en arpentant la bibliothèque :

— Même pas ! Vous voulez des conclusions ? Eh bien ! en voilà… J’ai tenu simplement à vous montrer qu’une affaire comme celle-ci n’est pas une simple opération de police qu’on dirige de son fauteuil à coups de téléphone… Et j’ajouterai, monsieur le maire, avec tout le respect que je vous dois, que quand je prends la responsabilité d’une enquête, je tiens avant tout à ce qu’on me f… la paix !

C’était sorti tout à trac. Il y avait des jours que cela couvait. Maigret, peut-être pour se calmer, but une gorgée de whisky, regarda la porte en homme qui a dit ce qu’il avait à dire et qui n’attend plus que la permission de s’en aller.

Son interlocuteur resta un bon moment silencieux, à contempler la cendre blanche de son cigare. Il finit par la laisser tomber dans un bol de porcelaine bleue, puis il se leva lentement, chercha des yeux le regard de Maigret.

— Ecoutez-moi, commissaire…

Il devait peser ses mots, car ceux-ci étaient espacés par des silences.

— J’ai peut-être eu tort, au cours de nos brèves relations, de manifester quelque impatience…

C’était assez inattendu. Surtout dans ce cadre, où le vieillard avait l’air plus racé que jamais, avec ses cheveux blancs, son veston brodé de soie, son pantalon gris au pli rigide.

— Je commence à vous apprécier à votre juste valeur… En quelques minutes, à l’aide d’un simple résumé des faits, vous m’avez fait toucher du doigt le mystère angoissant, d’une complexité que je ne soupçonnais pas, qui est à la base de cette affaire… J’avoue que votre inertie en ce qui concerne le vagabond n’a pas été sans m’indisposer contre vous…

Il s’était approché du commissaire, dont il toucha l’épaule.

— Je vous demande de ne pas m’en tenir rigueur… J’ai de lourdes responsabilités, moi aussi…

Il eût été impossible de deviner les sentiments de Maigret, qui était occupé à bourrer une pipe de ses gros doigts. Sa blague à tabac était usée. Son regard errait à travers une baie sur le vaste horizon de la mer.