Le journaliste paraissait plus petit, plus grassouillet entre ses gardes du corps. Il avait rabattu son chapeau mou sur ses yeux et, par crainte des photographes, sans doute, il tenait un mouchoir devant le bas de son visage.
— Par ici ! dit Maigret aux inspecteurs. Vous pourriez peut-être aller nous chercher des chaises, car j’entends une voix féminine…
Une voix aiguë, qui disait :
— Où est-il ?… Je veux le voir immédiatement !… Et je vous ferai casser, inspecteur… Vous entendez ?… Je vous ferai casser…
C’était Mme Michoux, en robe mauve, avec tous ses bijoux, de la poudre et du rouge, qui haletait d’indignation.
— Ah ! vous êtes ici, cher ami… minauda-t-elle devant le maire. Imagine-t-on une histoire pareille ?… Ce petit monsieur arrive chez moi alors que je ne suis même pas habillée… Ma domestique est en congé… Je lui dis à travers la porte que je ne puis pas le recevoir et il insiste, il exige, il attend pendant que je fais ma toilette en prétendant qu’il a ordre de m’amener ici… C’est tout bonnement inouï… ! Quand je pense que mon mari était député, qu’il a presque été président du Conseil et que ce… ce galapiat… oui, galapiat !…
Elle était trop indignée pour se rendre compte de la situation. Mais soudain elle vit Goyard qui détournait la tête, son fils assis au bord de la couchette, la tête entre les mains. Une auto entrait dans la cour ensoleillée. Des uniformes de gendarmes chatoyaient. Et de la foule, maintenant, partait une clameur.
On dut fermer la porte cochère pour empêcher le public de pénétrer de force dans la cour. Car la première personne que l’on tira littéralement de l’auto n’était autre que le vagabond. Non seulement il avait des menottes aux mains, mais encore on lui avait entravé les chevilles à l’aide d’une corde solide, si bien qu’il fallut le transporter comme un colis.
Derrière lui, Emma descendait, libre de ses mouvements, aussi ahurie que dans un rêve.
— Libérez-lui les jambes !
Les gendarmes étaient fiers, encore émus de leur capture. Celle-ci n’avait pas dû être facile, à en juger par les uniformes en désordre et surtout par le visage du prisonnier, qui était complètement maculé du sang qui coulait encore de sa lèvre fendue.
Mme Michoux poussa un cri d’effroi, recula jusqu’au mur, comme à la vue d’une chose répugnante, tandis que l’homme se laissait délivrer sans mot dire, que sa tête se levait, qu’il regardait lentement, lentement autour de lui.
— Tranquille, hein, Léon !… gronda Maigret.
L’autre tressaillit, chercha à savoir qui avait parlé :
— Qu’on lui donne une chaise et un mouchoir…
Il remarqua que Goyard s’était glissé tout au fond de la cellule, derrière Mme Michoux, et que le docteur grelottait, sans regarder personne. Le lieutenant de gendarmerie, embarrassé par cette réunion insolite, se demandait quel rôle il avait à jouer.
— Qu’on ferme la porte !… Que chacun veuille prendre la peine de s’asseoir… Votre brigadier est capable de nous servir de greffier, lieutenant ?… Très bien ! Qu’il s’installe à cette petite table… Je vous demande de vous asseoir aussi, monsieur le maire…
La foule, dehors, ne criait plus, et pourtant on la sentait là, on devinait dans la rue une vie compacte, une attente passionnée.
Maigret bourra une pipe, en marchant de long en large, se tourna vers l’inspecteur Leroy.
— Vous devriez téléphoner avant tout au syndic des gens de mer, à Quimper, pour lui demander ce qui est arrivé, voilà quatre ou cinq ans, peut-être six, à un bateau appelé La Belle-Emma…
Comme l’inspecteur se dirigeait vers la porte, le maire toussa, fit signe qu’il voulait parler.
— Je puis vous l’apprendre, commissaire… C’est une histoire que tout le monde connaît dans le pays…
— Parlez…
Le vagabond remua dans son coin, à la façon d’un chien hargneux. Emma ne le quittait pas des yeux, se tenait assise sur l’extrême bord de sa chaise. Le hasard l’avait placée à côté de Mme Michoux, dont le parfum commençait à envahir l’atmosphère, une odeur sucrée de violette.
— Je n’ai pas vu le bateau, disait le maire avec aisance, avec peut-être un rien de pose. Il appartenait à un certain Le Glen, ou Le Glerec, qui passait pour un excellent marin mais pour une tête chaude… Comme tous les caboteurs du pays, la Belle-Emma transportait surtout des primeurs en Angleterre… Un beau jour, on a parlé d’une plus longue campagne… Pendant deux mois, on n’a pas eu de nouvelles… On a appris enfin que la Belle-Emma avait été arraisonnée en arrivant dans un petit port près de New York, l’équipage conduit en prison et la cargaison de cocaïne saisie… Le bateau aussi, bien entendu… C’était l’époque où la plupart des bateaux de commerce, surtout ceux qui transportaient le sel à Terre-Neuve, se livraient à la contrebande de l’alcool…
— Je vous remercie… Bougez pas, Léon… Répondez-moi de votre place… Et surtout, répondez exactement à mes questions, sans plus !… Vous entendez ?… D’abord, où vous a-t-on arrêté tout à l’heure ?…
Le vagabond essuya le sang qui maculait son menton, prononça d’une voix rauque.
— A Rosporden… dans un entrepôt du chemin de fer où nous attendions la nuit pour nous glisser dans n’importe quel train…
— Combien d’argent aviez-vous en poche ?…
Ce fut le lieutenant qui répliqua :
— Onze francs et de la menue monnaie…
Maigret regarda Emma, qui avait des larmes fluides sur les joues, puis la brute repliée sur elle-même. Il sentit que le docteur, bien qu’immobile, était en proie à une agitation intense et il fit signe à un des policiers d’aller se placer près de lui pour parer à toute éventualité.
Le brigadier écrivait. La plume grattait le papier avec un bruit métallique.
— Racontez-nous exactement dans quelles conditions s’est fait ce chargement de cocaïne, Le Glerec…
L’homme leva les yeux. Son regard, braqué sur le docteur, se durcit. Et la bouche hargneuse, ses gros poings serrés, il grommela :
— La banque m’avait prêté de l’argent pour faire construire mon bateau…
— Je sais ! Ensuite…
— Il y a eu une mauvaise année… Le franc remontait… L’Angleterre achetait moins de fruits… Je me demandais comment j’allais payer les intérêts… J’attendais, pour me marier avec Emma, d’avoir remboursé le plus gros. C’est alors qu’un journaliste, que je connaissais parce qu’il était souvent à fureter dans le port, est venu me trouver…
A la stupéfaction générale, Ernest Michoux découvrit son visage, qui était pâle, mais infiniment plus calme qu’on le supposait. Et il tira un carnet, un crayon de sa poche, écrivit quelques mots.
— C’est Jean Servières qui vous a proposé un chargement de cocaïne ?
— Pas tout de suite ! Il m’a parlé d’une affaire. Il m’a donné rendez-vous dans un café de Brest où il se trouvait avec deux autres…
— Le docteur Michoux et M. Le Pommeret ?
— C’est cela !
Michoux prenait de nouvelles notes et son visage avait une expression dédaigneuse. Il alla même à un certain moment jusqu’à esquisser un sourire ironique.
— Lequel des trois vous a mis le marché en main ?
Le docteur attendit, crayon levé.
— Aucun des trois… Ou plutôt ils ne m’ont parlé que de la grosse somme à gagner en un mois ou deux… Un Américain est arrivé une heure après… Je n’ai jamais su son nom… Je ne l’ai vu que deux fois… Sûrement un homme qui connaît la mer, car il m’a demandé les caractéristiques de mon bateau, le nombre d’hommes qu’il me faudrait à bord et le temps nécessaire à poser un moteur auxiliaire… Je croyais qu’il s’agissait de contrebande d’alcool… Tout le monde en faisait, même des officiers de paquebot… La semaine suivante, des ouvriers venaient installer un moteur semi-diesel sur la Belle-Emma…