Il parlait lentement, le regard fixe, et c’était impressionnant de voir remuer ses gros doigts, plus éloquents, dans leurs gestes lents comme des spasmes, que son visage.
— On m’a remis une carte anglaise donnant tous les vents de l’Atlantique et la route des voiliers, car je n’avais jamais fait la traversée… Je n’ai pris que deux hommes avec moi, par prudence, et je n’ai parlé de l’affaire à personne, sauf à Emma, qui était sur la jetée la nuit du départ… Les trois hommes étaient là aussi, près d’une auto qui avait éteint ses feux… Le chargement avait eu lieu l’après-midi… Et, à ce moment-là, j’ai eu le trac… Pas tant à cause de la contrebande !… Je ne suis guère allé à l’école… Tant que je peux me servir du compas et de la sonde, ça va… Je ne crains personne… Mais là-bas, au large… Un vieux capitaine avait essayé de m’apprendre à manier le sextant pour faire le point… J’avais acheté une table de logarithmes et tout ce qu’il faut… Mais j’étais sûr de m’embrouiller dans les calculs… Seulement, si je réussissais, le bateau était payé et il me restait quelque chose comme vingt mille francs en poche… Il ventait furieusement, cette nuit-là… On a perdu de vue l’auto et les trois hommes… Puis Emma, dont la silhouette se découpait en noir au bout de la jetée… Deux mois en mer…
Michoux prenait toujours des notes, mais évitait de regarder l’homme qui parlait.
— J’avais des instructions pour le débarquement… On arrive enfin Dieu sait comment dans le petit port désigné… On n’a pas encore lancé les amarres à terre que trois vedettes de la police, avec des mitrailleuses et des hommes armés de fusils, nous entourent, sautent sur le pont, nous mettent en joue en nous criant quelque chose en anglais et nous donnent des coups de crosse jusqu’à ce que nous mettions haut les mains…
Nous n’y avons vu que du feu, tellement ça a été vite fait… Je ne sais pas qui a conduit mon bateau à quai, ni comment nous avons été fourrés dans un camion automobile. Une heure plus tard, nous étions chacun enfermés dans une cage de fer, à la prison de Sing-Sing…
On en était malades… Personne ne parlait le français… Des prisonniers nous lançaient des plaisanteries et des injures…
Là-bas, ces sortes de choses vont vite… Le lendemain, nous passions devant une sorte de tribunal, et l’avocat qui, paraît-il, nous défendait ne nous avait même pas adressé la parole !…
C’est après, seulement, qu’il m’a annoncé que j’étais condamné à deux ans de travaux forcés et à cent mille dollars d’amende, que mon bateau était confisqué, et tout… Je ne comprenais pas… Cent mille dollars !… Je jurai que je n’avais pas d’argent… Dans ce cas, c’était je ne sais combien d’années de prison en plus…
Je suis resté à Sing-Sing… Mes matelots ont dû être conduits dans une autre prison, car je ne les ai jamais revus… On m’a tondu… On m’a emmené sur la route pour casser des pierres… Un chapelain a voulu m’enseigner la Bible…
Vous ne pouvez pas savoir… Il y avait des prisonniers riches qui allaient se promener en ville presque tous les soirs… Et les autres leur servaient de domestiques !…
Peu importe… Ce n’est qu’après un an que j’ai rencontré, un jour, l’Américain de Brest, qui venait visiter un détenu… Je l’ai reconnu… Je l’ai appelé… Il a mis quelque temps à se souvenir, puis il a éclaté de rire et il m’a fait conduire au parloir.
Il était très cordial… Il me traitait en vieux camarade… Il m’a dit qu’il avait toujours été agent de la prohibition… Il travaillait surtout à l’étranger, en Angleterre, en France, en Allemagne, d’où il envoyait à la police américaine des renseignements sur les convois en partance…
Mais, en même temps, il lui arrivait de trafiquer pour son compte… C’était le cas pour cette affaire de cocaïne, qui devait rapporter des millions, car il y en avait dix tonnes à bord, à je ne sais combien de francs le gramme… Il s’était donc abouché avec des Français qui devaient fournir le bateau et une partie des fonds… C’étaient mes trois hommes… Et, naturellement, les bénéfices étaient à partager entre eux quatre…
Mais attendez !… Car c’est le plus beau qu’il me reste à dire… Le jour même où l’on procédait au chargement, à Quimper, l’Américain reçoit un avis de son pays… Il y a un nouveau chef de la prohibition… La surveillance est renforcée… Les acheteurs des Etats-Unis hésitent et, de ce fait, la marchandise risque de ne pas trouver preneur…
Par contre, un nouvel arrêté promet à tout homme qui fera saisir de la marchandise prohibée une prime s’élevant au tiers de la valeur de cette marchandise…
C’est dans ma prison qu’on me raconte cela !… J’apprends que, tandis que je larguais mes amarres, anxieux, et que je me demandais si nous arriverions vivants sur l’autre bord de l’Atlantique, mes trois hommes discutaient avec l’Américain, sur le quai même…
Risquer le tout pour le tout ?… C’est le docteur, je le sais, qui a insisté en faveur de la dénonciation… Du moins, de la sorte, était-ce un tiers du capital récupéré à coup sûr, sans risque de complications…
Sans compter que l’Américain s’arrangeait avec un collègue pour mettre à gauche une partie de la cocaïne saisie. Des combines incroyables, je le sais !…
La Belle-Emma glissait sur l’eau noire du port… Je regardais une dernière fois ma fiancée, sûr de venir l’épouser quelques mois plus tard…
Et ils savaient, eux qui nous regardaient partir, que nous serions cueillis à notre arrivée !… Ils comptaient même que nous nous défendrions, que nous serions sans doute tués dans la lutte, comme cela arrivait tous les jours à cette époque-là dans les eaux américaines…
Ils savaient que mon bateau serait confisqué, qu’il n’était pas entièrement payé, que je n’avais rien d’autre au monde !…
Ils savaient que je ne rêvais que de me marier… Et ils nous regardaient partir !…
C’est cela qu’on m’avouait, à Sing-Sing, où j’étais devenu une brute parmi d’autres brutes… On me donnait des preuves… Mon interlocuteur riait, s’écriait en se tapant les cuisses :
— De jolies canailles, ces trois-là !
Il y eut un silence brusque, absolu. Et, dans ce silence, on eut la stupeur d’entendre le crayon de Michoux glisser sur une page blanche qu’il venait de tourner.
Maigret regarda – en comprenant – les initiales SS tatouées sur la main du colosse : « Sing-Sing ! »
— Je crois que j’en avais bien pour dix ans encore… Dans ce pays-là, on ne sait jamais… La moindre faute contre le règlement, et la peine s’allonge, en même temps que pleuvent les coups de matraque… J’en ai reçu des centaines… Et des coups de mes compagnons !… Et c’est mon Américain qui a fait des démarches en ma faveur… Je crois qu’il était dégoûté par la lâcheté de ceux qu’il appelait mes amis… Je n’avais pour compagnon qu’un chien… Une bête que j’avais élevée à bord, qui m’avait sauvé de la noyade et que là-bas, malgré toute leur discipline, on avait laissé vivre dans la prison… Car ils n’ont pas les mêmes idées que nous sur ces sortes de choses… Un enfer !… N’empêche qu’on vous joue de la musique le dimanche, quitte à vous rosser ensuite jusqu’au sang… A la fin, je ne savais même plus si j’étais encore un homme… J’ai sangloté cent fois, mille fois…
Et quand, un matin, on m’a ouvert la porte, en me donnant un coup de crosse dans les reins pour me renvoyer à la vie civilisée, je me suis évanoui, bêtement, sur le trottoir… Je ne savais plus vivre… Je n’avais plus rien…