Si ! une chose…
Sa lèvre fendue saignait. Il oubliait d’éponger le sang. Mme Michoux se cachait le visage de son mouchoir de dentelle dont l’odeur tournait le cœur. Et Maigret fumait tranquillement, sans quitter des yeux le docteur qui écrivait toujours.
— La volonté de faire subir le même sort à ceux qui étaient cause de toute cette débâcle !… Pas les tuer ! Non !… Ce n’est rien de mourir… A Sing-Sing, j’ai essayé vingt fois, sans y parvenir… J’ai refusé de manger et on m’a nourri artificiellement… Leur faire connaître la prison ! J’aurais voulu que ce fût en Amérique… Mais c’était impossible…
J’ai traîné dans Brooklyn, où j’ai fait tous les métiers en attendant de pouvoir payer mon passage à bord d’un bateau… J’ai même payé pour mon chien…
Je n’avais jamais eu de nouvelles d’Emma… Je n’ai pas mis les pieds à Quimper, où on aurait pu me reconnaître, malgré ma sale gueule…
Ici, j’ai appris qu’elle était fille de salle, et à l’occasion la maîtresse de Michoux… Peut-être des autres aussi ?… Une fille de salle, n’est-ce pas ?…
Ce n’était pas facile d’envoyer mes trois saligauds en prison… Et j’y tenais !… Je n’avais plus que ce désir-là !… J’ai vécu avec mon chien à bord d’une barque échouée, puis dans l’ancien poste de veille, à la pointe du Cabélou…
J’ai commencé à me montrer à Michoux… Rien que me montrer !… Montrer ma vilaine figure, ma silhouette de brute !… Vous comprenez ?… Je voulais lui faire peur… Je voulais provoquer chez lui une frousse capable de le pousser à tirer sur moi !… J’y serais peut-être resté… Mais après ?… Le bagne, c’était pour lui !… Les coups de pied !… Les coups de crosse !… Les compagnons répugnants, plus forts que vous, qui vous obligent à les servir… Je rôdais autour de sa villa… Je me mettais sur son chemin !… Trois jours !… quatre jours !… Il m’avait reconnu… Il sortait moins… Et pourtant, ici, pendant tout ce temps, la vie n’avait pas changé. Ils buvaient des apéritifs tous les trois !… Les gens les saluaient !… Je volais de quoi manger aux étalages… Je voulais que ça aille vite…
Une voix nette s’éleva :
— Pardon, commissaire ! Cet interrogatoire, sans la présence d’un juge d’instruction, a-t-il une valeur légale ?
C’était Michoux !… Michoux blanc comme un drap, les traits tirés, les narines pincées, les lèvres décolorées. Mais Michoux qui parlait avec une netteté presque menaçante !
Un coup d’œil de Maigret ordonna à un agent de se placer entre le docteur et le vagabond. Il était temps ! Léon Le Guérec se levait lentement, attiré par cette voix, les poings serrés, lourds comme des massues.
— Assis !… Asseyez-vous, Léon !…
Et tandis que la brute obéissait, la respiration rauque, le commissaire prononçait en secouant la cendre de sa pipe :
— C’est à moi de parler !…
XI
La peur
Sa voix basse, son débit rapide, contrastèrent avec le discours passionné du marin qui le regardait de travers.
— Un mot d’abord sur Emma, messieurs… Elle apprend que son fiancé a été arrêté… Elle ne reçoit plus rien de lui… Un jour, pour une cause futile, elle perd sa place et devient fille de salle à l’Hôtel de l’Amiral… C’est une pauvre fille, qui n’a aucune attache… Des hommes lui font la cour comme de riches clients font la cour à une servante… Deux ans, trois ans ont passé… Elle ignore que Michoux est coupable… Elle le rejoint, un soir, dans sa chambre… Et le temps passe toujours, la vie coule… Michoux à d’autres maîtresses… De temps en temps, la fantaisie lui prend de coucher à l’hôtel… Ou bien, quand sa mère est absente, il fait venir Emma chez lui… Des amours ternes, sans amour… Et la vie d’Emma est terne… Elle n’est pas une héroïne… Elle garde dans une boîte de coquillages une lettre, une photo, mais ce n’est qu’un vieux rêve qui pâlit chaque jour davantage…
Elle ne sait pas que Léon vient de revenir…
Elle n’a pas reconnu le chien jaune qui rôde autour d’elle et qui avait quatre mois quand le bateau est parti…
Une nuit, Michoux lui dicte une lettre, sans lui dire à qui elle est destinée… Il s’agit de donner rendez-vous à quelqu’un dans une maison inhabitée, à onze heures du soir…
Elle écrit… Une fille de salle !… Vous comprenez ?… Léon Le Guérec ne s’est pas trompé… Michoux a peur !… Il sent sa vie en danger… Il veut supprimer l’ennemi qui rôde…
Mais c’est un lâche !… Il a éprouvé le besoin de me le crier lui-même !… Il se cachera derrière une porte, dans un corridor, après avoir fait parvenir la lettre à sa victime en l’attachant par une ficelle au cou du chien…
Est-ce que Léon se méfiera ?… Est-ce qu’il ne voudra pas revoir malgré tout son ancienne fiancée ?… Au moment où il frappera à la porte, il suffira de tirer à travers la boîte aux lettres, de fuir par la ruelle… Et le crime restera d’autant plus un mystère que nul ne reconnaîtra la victime !…
Mais Léon se méfie… Il rôde peut-être sur la place… Peut-être va-t-il se décider à aller quand même au rendez-vous ?… Le hasard veut que M. Mostaguen sorte à cet instant du café, légèrement pris de boisson, qu’il s’arrête sur le seuil pour allumer son cigare… Son équilibre est instable… Il heurte la porte… C’est le signal… Une balle l’atteint en plein ventre…
Voilà la première affaire… Michoux a raté son coup… Il est rentré chez lui… Goyard et Le Pommeret, qui sont au courant et qui ont le même intérêt à la disparition de celui qui les menace tous les trois, sont terrorisés…
Emma a compris à quel jeu on l’avait fait jouer… Peut-être a-t-elle aperçu Léon ?… Peut-être son esprit a-t-il travaillé et a-t-elle identifié enfin le chien jaune ?…
Le lendemain, je suis sur les lieux… Je vois les trois hommes… Je sens leur terreur… Ils s’attendent à un drame !… Et je veux savoir d’où ils croient que doit venir le coup… Je tiens à m’assurer que je ne me trompe pas…
C’est moi qui empoisonne une bouteille d’apéritif, maladroitement… Je suis prêt à intervenir au cas où quelqu’un boirait… Mais non !… Michoux veille !… Michoux se méfie de tout, des gens qui passent, de ce qu’il mange, de ce qu’il boit… Il n’ose même plus quitter l’hôtel !…
Emma s’était figée dans une immobilité telle qu’on n’eût pu trouver image plus saisissante de la stupeur. Et Michoux avait redressé la tête un instant, pour regarder Maigret dans les yeux.
Maintenant, il écrivait fiévreusement.
— Voilà le second drame, monsieur le maire ! Et notre trio vit toujours, continue à avoir peur… Goyard est le plus impressionnable des trois, sans doute aussi le moins mauvais bougre… Cette histoire d’empoisonnement l’a mis hors de lui… Il sent qu’il y passera un jour ou l’autre… Il me devine sur la piste… Et il décide de fuir… Fuir sans laisser de traces… Fuir sans qu’on puisse l’accuser d’avoir fui… Il feindra une agression, laissera croire qu’il est mort et que son corps a été jeté dans l’eau du port…
Auparavant, la curiosité le pousse à fureter chez Michoux, peut-être à la recherche de Léon et pour lui proposer la paix… Il y trouve des traces du passage de la brute. Ces traces, il comprend que je ne vais pas tarder à les découvrir à mon tour.
Car il est journaliste !… Il sait par surcroît combien les foules sont impressionnables… Il sait que tant que Léon vivra, il ne sera en sûreté nulle part… Et il trouve quelque chose de vraiment génial… : l’article écrit de la main gauche et envoyé au Phare de Brest…