— Pourquoi avez-vous dit ça ?…
— Quoi ?…
— Que c’est vous qui avez empoisonné la bouteille ?
Emma était toute pâle. Elle n’osait pas s’adosser aux coussins et c’était sans doute la première fois de sa vie qu’elle roulait en limousine.
— Une idée !… grommela Maigret en serrant de ses dents le tuyau de sa pipe.
Et la jeune fille, alors, de s’écrier, en détresse :
— Je vous jure, monsieur le commissaire, que je ne savais plus ce que je faisais !… Michoux m’avait fait écrire la lettre… J’avais fini par reconnaître le chien… Le dimanche matin, j’ai vu Léon qui rôdait… Alors, j’ai compris… J’ai essayé de parler à Léon et il est parti sans même me regarder, en crachant par terre. J’ai voulu le venger… J’ai voulu… Je ne sais pas, moi !… J’étais comme folle… Je savais qu’ils voulaient le tuer… Je l’aimais toujours. J’ai passé la journée à rouler des idées dans ma tête… C’est à midi, pendant le déjeuner, que j’ai couru à la villa de Michoux pour prendre le poison… Je ne savais pas lequel choisir… Il m’avait déjà montré des fioles en me disant qu’il y avait de quoi tuer tout Concarneau…
Mais je vous jure que je ne vous aurais pas laissé boire… Du moins, je ne crois pas…
Elle sanglotait. Léon, maladroitement, lui tapotait le genou pour la calmer.
— Je ne pourrai jamais vous remercier, commissaire, criait-elle entre ses sanglots… Ce que vous avez fait c’est… c’est… je ne trouve pas le mot… c’est tellement merveilleux !…
Maigret les regardait l’un et l’autre, lui avec sa lèvre fendue, ses cheveux ras et sa face de brute qui essaie de s’humaniser, elle avec sa pauvre tête blêmie dans cet aquarium du Café de l’Amiral.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?…
— On ne sait pas encore… Quitter le pays… Gagner Le Havre, peut-être ?… J’ai bien trouvé le moyen de gagner ma vie sur les quais de New York…
— On vous a rendu vos douze francs ?
Léon rougit, ne répondit pas.
— Que coûte le train d’ici au Havre ?…
— Non ! Ne faites pas ça, commissaire… Parce qu’alors… on ne saurait comment… Vous comprenez ?…
Maigret frappa du doigt la vitre de la voiture, car on passait devant une petite gare. Il tira deux billets de cent francs de sa poche.
— Prenez-les !… Je les mettrai sur ma note de frais…
Et il les poussa presque dehors, referma la portière alors qu’ils cherchaient encore des remerciements.
— A Concarneau !… En vitesse !…
Tout seul dans la voiture, il haussa au moins trois fois les épaules, comme un homme qui a une rude envie de se moquer de lui.
Le procès a duré un an. Pendant un an, le docteur Michoux s’est présenté jusqu’à cinq fois par semaine chez le juge d’instruction, avec une serviette de maroquin bourrée de documents.
Et à chaque interrogatoire il y eut de nouveaux sujets de chicane.
Chaque pièce du dossier donna lieu à des controverses, à des enquêtes et à des contre-enquêtes.
Michoux était toujours plus maigre, plus jaune, plus souffreteux, mais il ne désarmait pas.
— Permettez à un homme qui n’en a plus pour trois mois à vivre…
C’était sa phrase favorite. Il se défendit pied à pied avec des manœuvres sournoises, des ripostes inattendues. Et il avait découvert un avocat plus bilieux que lui qui le relayait.
Condamné à vingt ans de travaux forcés par la Cour d’assises du Finistère, il espéra six mois durant que son affaire irait en cassation.
Mais une photographie vieille d’un mois à peine, parue dans tous les journaux, le montre, toujours maigre et jaune, le nez de travers, le sac au dos, le calot sur la tête, s’embarquant à l’île de Ré sur le La Martinière qui conduit cent quatre-vingts forçats à Cayenne.
A Paris, Mme Michoux, qui a purgé une peine de trois mois de prison, intrigue dans les milieux politiques. Elle prétend obtenir la révision du procès.
Elle a déjà deux journaux pour elle.
Léon Le Guérec pêche le hareng en mer du Nord, à bord de la Francette, et sa femme attend un bébé.
La Ferte-Alais, mars 1931.