Il approcha le verre de ses narines, y trempa un doigt qu’il frôla du bout de la langue. Servières éclata d’un gros rire.
— Bon !… Le voilà qui se laisse terroriser par l’histoire de Mostaguen…
— Eh bien ? questionna Maigret.
— Je crois qu’il vaut mieux ne pas boire… Emma !… Va dire au pharmacien d’à côté d’accourir… Même s’il est à table !…
Cela jeta un froid. La salle parut plus vide, plus morne encore. Le Pommeret tirailla ses moustaches avec nervosité. Le journaliste lui-même s’agita sur sa chaise.
— Qu’est-ce que tu crois ?…
Le docteur était sombre. Il fixait toujours son verre. Il se leva et prit lui-même dans le placard la bouteille de pernod, la mania dans la lumière, et Maigret distingua deux ou trois petits grains blancs qui flottaient sur le liquide.
La fille de salle rentrait, suivie du pharmacien, qui avait la bouche pleine.
— Ecoutez, Kervidon… Il faut immédiatement nous analyser le contenu de cette bouteille et des verres…
— Aujourd’hui ?
— A l’instant !…
— Quelle réaction dois-je essayer ?… Qu’est-ce que vous pensez ?…
Jamais Maigret n’avait vu poindre aussi vite l’ombre pâle de la peur. Quelques instants avaient suffi. Toute chaleur avait disparu des regards et la couperose semblait artificielle sur les joues de Le Pommeret.
La fille de salle s’était accoudée à la caisse et mouillait la mine d’un crayon pour aligner des chiffres dans un carnet recouvert de toile cirée noire.
— Tu es fou !… essaya de lancer Servières.
Cela sonna faux. Le pharmacien avait la bouteille dans une main, un verre dans l’autre.
— Strychnine… souffla le docteur.
Et il poussa l’autre dehors, revint, tête basse, le teint jaunâtre.
— Qu’est-ce qui vous fait penser… commença Maigret.
— Je ne sais pas… Un hasard… J’ai vu un grain de poudre blanche dans mon verre… L’odeur m’a paru bizarre…
— Autosuggestion collective !… affirma le journaliste. Que je raconte ça demain dans mon canard, et c’est la ruine de tous les bistrots du Finistère…
— Vous buvez toujours du pernod ?…
— Tous les soirs avant le dîner… Emma est tellement habituée qu’elle apporte dès qu’elle constate que notre demi est vide… Nous avons nos petites habitudes… Le soir, c’est du calvados…
Maigret alla se camper devant l’armoire aux liqueurs, avisa une bouteille de calvados.
— Pas celui-là !… Le flacon à grosse panse…
Il le prit, le mania devant la lumière, aperçut quelques grains de poudre blanche. Mais il ne dit rien. Ce n’était pas nécessaire. Les autres avaient compris.
L’inspecteur Leroy entrait, annonçait d’une voix indifférente :
— La gendarmerie n’a rien remarqué de suspect. Pas de rôdeurs dans le pays… On ne comprend pas…
Il s’étonna du silence qui régnait, de l’angoisse compacte qui prenait à la gorge. De la fumée de tabac s’étirait autour des lampes électriques. Le billard montrait son drap verdâtre comme un gazon pelé. Il y avait des bouts de cigares par terre, ainsi que quelques crachats, dans la sciure.
— … Sept et je retiens un… épelait Emma en mouillant la pointe de son crayon.
Et, levant la tête, elle criait à la cantonade :
— Je viens, madame !…
Maigret bourrait sa pipe. Le docteur Michoux fixait obstinément le sol et son nez paraissait plus de travers qu’auparavant. Les souliers de Le Pommeret étaient luisants comme s’ils n’eussent jamais servi à marcher. Jean Servières haussait de temps en temps les épaules en discutant avec lui-même.
Tous les regards se tournèrent vers le pharmacien quand il revint avec la bouteille et un verre vide.
Il avait couru. Il était à court de souffle. A la porte, il donna un coup de pied dans le vide pour chasser quelque chose, grommela :
— Sale chien !…
Et, à peine dans le café :
— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Personne n’a bu ?…
— Eh bien ?…
— De la strychnine, oui !… On a dû la mettre dans la bouteille il y a une demi-heure à peine…
Il regarda avec effroi les verres encore pleins, les cinq hommes silencieux.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?… C’est inouï !… J’ai bien le droit de savoir !… Cette nuit, un homme qu’on tue à côté de chez moi… Et aujourd’hui…
Maigret lui prit la bouteille des mains. Emma revenait, indifférente, montrait au-dessus de la caisse son long visage aux yeux cernés, aux lèvres minces, ses cheveux mal peignés où le bonnet breton glissait toujours vers la gauche bien qu’elle le remît en place à chaque instant.
Le Pommeret allait et venait à grands pas en contemplant les reflets de ses chaussures. Jean Servières, immobile, fixait les verres et éclatait soudain, d’une voix qu’assourdissait un sanglot d’effroi :
— Tonnerre de Dieu !…
Le docteur rentrait les épaules.
II
Le docteur en pantoufles
L’inspecteur Leroy, qui avait vingt-cinq ans, ressemblait davantage à ce que l’on appelle un jeune homme bien élevé qu’à un inspecteur de police.
Il sortait de l’école. C’était sa première affaire, et depuis quelques instants il observait Maigret d’un air désolé, essayait d’attirer discrètement son attention. Il finit par lui souffler en rougissant :
— Excusez-moi, commissaire… Mais… les empreintes…
Il dut penser que son chef était de la vieille école et ignorait la valeur des investigations scientifiques car Maigret, tout en tirant une bouffée de sa pipe, laissa tomber :
— Si vous voulez…
On ne vit plus l’inspecteur Leroy, qui porta avec précaution la bouteille et les verres dans sa chambre et passa la soirée à confectionner un emballage modèle, dont il avait le schéma en poche, étudié pour faire voyager les objets sans effacer les empreintes.
Maigret s’était assis dans un coin du café. Le patron, en blouse blanche et bonnet de cuisinier, regardait sa maison du même œil que si elle eût été dévastée par un cyclone.
Le pharmacien avait parlé. On entendait des gens chuchoter dehors. Jean Servières, le premier, mit son chapeau sur sa tête.
— Ce n’est pas tout ça ! Je suis marié, moi, et Mme Servières m’attend !… A tout à l’heure, commissaire…
Le Pommeret interrompit sa promenade.
— Attends-moi ! Je vais dîner aussi… Tu restes, Michoux ?…
Le docteur ne répondit que par un haussement d’épaules. Le pharmacien tenait à jouer un rôle de premier plan. Maigret l’entendit qui disait au patron :
— … et qu’il est nécessaire, bien entendu, d’analyser le contenu de toutes les bouteilles !… Puisqu’il y a ici quelqu’un de la police, il lui suffit de m’en donner l’ordre…
Il y avait plus de soixante bouteilles d’apéritifs divers et de liqueurs dans le placard.
— Qu’est-ce que vous en pensez, commissaire ?…
— C’est une idée… Oui, c’est peut-être prudent…
Le pharmacien était petit, maigre et nerveux. Il s’agitait trois fois plus qu’il n’était nécessaire. On dut lui chercher un panier à bouteilles. Puis il téléphona à un café de la vieille ville afin qu’on aille dire à son commis qu’il avait besoin de lui.
Tête nue, il fit cinq ou six fois le chemin de l’Hôtel de l’Amiral à son officine, affairé, trouvant le temps de lancer quelques mots aux curieux groupés sur le trottoir.
— Qu’est-ce que je vais devenir, moi, si on m’emporte toute la boisson ? gémissait le patron. Et personne ne pense à manger !… Vous ne dînez pas, commissaire ?… Et vous, docteur ?… Vous rentrez chez vous ?…
— Non… Ma mère est à Paris… La servante est en congé…
— Vous couchez ici, alors ?…