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Puis Mog-ur fit appel aux capacités de son énorme cerveau.

Ces hommes primitifs, dénués ou presque de lobes frontaux, au langage limité par des organes vocaux atrophiés, mais nantis de cerveaux volumineux – plus volumineux que ceux de toutes les espèces humaines anciennes ou à venir – étaient uniques en leur genre. Ils formaient l’aboutissement d’une espèce humaine dont le cerveau était développé à l’arrière du crâne, dans les régions occipitales et pariétales qui contrôlent la vision, les perceptions corporelles, et qui sont le siège de la mémoire.

Et c’était leur mémoire qui faisait d’eux des êtres hors du commun. Le savoir inconscient des comportements ancestraux qu’on appelle l’instinct avait évolué. Entreposés à l’arrière de leurs gros cerveaux, il n’y avait pas seulement leurs propres souvenirs mais ceux de leurs ancêtres. Ils pouvaient ainsi se rappeler le savoir que ceux-ci leur avaient légué et, dans certaines circonstances particulières, ils pouvaient faire plus : ils étaient capables de se souvenir de leur mémoire raciale, de leur propre évolution. Et quand ils allaient encore plus loin dans le passé, ils parvenaient à se fondre dans la mémoire collective et unir télépathiquement leurs esprits.

Ce talent était exceptionnellement développé dans le cerveau de l’infirme. Creb, le doux Creb, dont l’énorme masse cervicale lui avait valu une naissance difficile et sa difformité même, avait appris, devenu mog-ur, à se servir des capacités de ce cerveau pour fusionner en un seul esprit les identités assises autour de lui et, tel un pilote, à guider cet esprit. Il pouvait les emmener jusqu’à leurs origines, jusqu’à ce qu’ils deviennent dans leurs esprits n’importe lequel de leurs premiers géniteurs. Il était Mog-ur, et son pouvoir était réel ; il ne se limitait pas à quelques effets d’ordre physique ou à la connaissance de certaines plantes narcotiques. La drogue comme la dramaturgie du rite n’étaient pour lui que de simples auxiliaires.

En cette nuit calme et sombre, constellée d’étoiles anciennes, quelques hommes eurent ainsi des visions impossibles à décrire. Sensations plus que visions, car ils les éprouvaient de l’intérieur et se souvenaient d’impénétrables commencements. Dans les profondeurs de leurs propres esprits, ils retrouvèrent les impressions des créatures flottant dans la mer, ils revécurent la douleur de leur première respiration à l’air libre et redevinrent des amphibiens partageant les deux éléments.

Parce qu’ils vénéraient l’ours des cavernes, Mog-ur évoqua le mammifère primitif, à l’origine des espèces qui suivraient, et il unit leurs esprits à celui du premier ours. Ainsi deviendraient-ils à travers les âges chacun des descendants du premier mammifère, prenant par là conscience de leur parenté avec toute vie sur terre et ressentant la nécessité d’un respect pour les animaux qu’ils tuaient, respect qui s’exprimait dans le choix des totems appelés de leurs vœux à les protéger.

Tous les esprits n’en formaient qu’un seul, et ce ne fut qu’en se rapprochant du présent qu’ils se séparèrent en même temps qu’ils retrouvaient leurs derniers ascendants, leurs tout derniers géniteurs, et enfin reprenaient conscience d’eux-mêmes. Ce voyage à travers les âges n’avait en vérité duré que quelques minutes et, comme chaque homme sortait de sa transe, il se levait sans hâte pour regagner le campement et dormir d’un sommeil sans rêves, car ceux-ci restaient derrière lui à l’intérieur du cercle des torches.

Quand ils furent tous partis, Creb resta seul à méditer. Il songea à leur capacité de connaître le passé avec une profondeur qui exaltait les âmes. Pourtant cela le laissait toujours insatisfait, car l’avenir leur restait invisible. Ils ne parvenaient même pas à imaginer un futur quelconque. Lui seul en avait une idée, encore celle-ci était-elle des plus floues.

Le Clan était incapable de concevoir un futur différent du passé, incapable d’entrevoir la moindre alternative pour ses lendemains. Tout le savoir des gens du Clan, toutes leurs actions n’étaient que la répétition de ce qui avait déjà été fait avant eux. Même constituer des provisions de nourriture lors des changements de saisons était le fruit d’une expérience non pas acquise mais héritée.

Il y avait eu un temps, un temps très lointain, où innover, inventer était plus facile, où l’arête tranchante d’une pierre avait donné à quelqu’un l’idée de fendre une pierre dans le seul but d’obtenir une arête tranchante, où un bâton durci accidentellement au feu avait donné l’idée de durcir au feu les pointes des épieux. Mais à mesure que les souvenirs s’étaient accumulés dans les esprits, les changements s’étaient faits plus rares. Dans leurs cerveaux saturés par les connaissances acquises au cours des âges, il n’y avait plus de place pour les idées nouvelles. Les crânes, déjà énormes, ne pouvaient grossir encore sans rendre les accouchements de plus en plus douloureux, voire impossibles.

Le Peuple du Clan vivait selon des coutumes inchangées. Chaque facette de la vie, depuis la naissance jusqu’au moment où les esprits vous rappelaient dans le monde invisible, était calquée sur le passé. La survie de la race exigeait cet immobilisme, et cependant ce dernier les condamnait tôt ou tard à disparaître.

Leur adaptation était lente. Les inventions étaient toujours le fruit d’un hasard, et encore n’étaient-elles presque jamais utilisées. Changer leur coûtait trop d’effort, et une race qui n’avait pas de place pour des connaissances nouvelles, pas de place pour évoluer, se retrouvait désarmée face à un environnement en évolution constante. Leur développement était achevé, du moins dans la direction qu’ils avaient prise de corps et d’esprit. Il ne pourrait y avoir de progrès pour l’espèce que sous une forme nouvelle, un nouveau spécimen.

Et Mog-ur, assis seul dans l’herbe de la steppe, regarda la flamme de la dernière torche vaciller et s’éteindre en pensant à l’étrange fillette qu’Iza avait recueillie. Il avait déjà eu l’occasion de rencontrer les Autres, mais il ne gardait pas un bon souvenir de ces rencontres. D’où venaient ces gens restait un mystère, et certes, ils étaient étrangers aux contrées où vivait le Clan. Cependant des choses avaient changé depuis leur arrivée. Ils semblaient apporter le changement avec eux.

Creb chassa le trouble qui s’était emparé de lui à ces pensées. Il rangea avec précaution le crâne de l’ours des cavernes dans un pli de sa fourrure et, saisissant son bâton, il s’en revint en boitant vers le campement.

3

L’enfant se retourna et commença à s’agiter.

— Ma-man, gémit-elle. (Puis, battant l’air de ses bras, elle appela de nouveau, plus fort :) Ma-man !

Iza l’attira contre elle en murmurant tendrement à son oreille. La chaleur de son corps ainsi que les sons apaisants pénétrèrent l’esprit enfiévré de la fillette qui se calma. Elle avait dormi par à-coups, réveillant fréquemment la femme par ses sursauts, ses plaintes et son délire. Les sons étaient étranges, fort différents de ceux prononcés par le Peuple du Clan. Ils se succédaient aisément, avec une grande facilité, un son entraînant l’autre. Iza était bien incapable de les saisir dans leur totalité car son oreille n’était pas préparée à percevoir leurs subtiles variations. Mais ceux que l’enfant venait de pousser étaient revenus si souvent qu’Iza en déduisit qu’ils devaient désigner quelqu’un de très proche pour la fillette, et comme celle-ci s’apaisait à son contact, elle comprit leur signification.

Elle ne peut pas être très âgée, pensa Iza, car elle n’a manifestement pas su trouver de quoi manger. Je me demande pendant combien de temps elle a erré seule ? Qu’a-t-il bien pu arriver à son peuple ? Le tremblement de terre ? La petite aurait tenu si longtemps ? Et comment a-t-elle pu se tirer des griffes d’un lion des cavernes avec quelques égratignures ? Iza avait soigné assez souvent ce genre de blessures pour connaître leur provenance. De puissants esprits doivent la protéger, conclut-elle.