Выбрать главу

L’aube naissait mais l’obscurité était encore profonde quand la fièvre provoqua une brusque suée. Iza s’assura que l’enfant était bien couverte et la garda au chaud tout contre elle. La petite fille se réveilla peu après et se demanda où elle se trouvait, mais il faisait trop sombre pour y voir quelque chose. Le corps de la femme endormie contre elle la rassura et elle referma les yeux, glissant dans un sommeil moins agité.

Au lever du jour, au moment où les arbres commençaient à se découper sur le ciel pâle, Iza se glissa doucement hors de la fourrure. Elle attisa le feu, y ajouta du bois, puis alla remplir un bol d’eau à la cascade et arracher un peu d’écorce de saule. Elle saisit son amulette et remercia les esprits pour le saule qu’ils dispensaient si généreusement, car non seulement le saule était fort répandu, mais son écorce possédait de grandes vertus pour calmer la douleur et apaiser la fièvre. Elle connaissait d’autres plantes aux qualités analgésiques, mais elles endormaient trop les sens. Le saule, lui, se contentait d’atténuer la fièvre et la douleur.

Tandis qu’Iza s’occupait à faire chauffer l’eau, le campement sortit peu à peu de sa torpeur. Une fois la potion d’écorce de saule prête, elle revint auprès de l’enfant, posa précautionneusement le bol fumant dans un petit trou creusé dans le sol, puis se glissa sous la fourrure. Elle observa la fillette endormie, notant que sa respiration était régulière. Comme ce petit visage l’intriguait ! Le feu du soleil avait disparu, laissant un hâle doré et une peau qui pelait sur l’arête du nez minuscule.

Iza n’avait jamais vu d’aussi près un petit des Autres. Les femmes du Clan s’enfuyaient et se cachaient toujours à leur approche. Des incidents désagréables survenus lors de rencontres fortuites et rapportés lors des Rassemblements du Clan incitaient chacun à les éviter autant que possible. Cependant, l’expérience qu’avait connue leur propre clan n’avait pas été déplaisante. Iza repensa à sa conversation avec Creb au sujet de l’homme qui, un jour, avait fait irruption dans leur caverne, le bras cassé, fou de douleur.

Il avait appris à la longue quelques rudiments de leur mode d’expression, mais se comportait d’étrange façon. Ainsi, il aimait s’entretenir aussi bien avec les femmes qu’avec les hommes et avait manifesté un profond respect, voire de la déférence envers la guérisseuse, ce qui ne l’avait pas empêché de gagner l’estime des hommes.

Soudain, le soleil, qui venait d’apparaître à l’horizon, éclaira de ses rayons le visage de la petite fille, dont les paupières frémirent. En ouvrant les yeux, elle plongea son regard dans deux grands yeux bruns, profondément enfoncés dans leurs orbites, et découvrit un visage dont le bas ressemblait à un museau.

La fillette poussa un cri et referma les yeux précipitamment. Iza serra contre elle l’enfant tremblante de peur, murmurant des sons apaisants, des sons qui semblaient familiers à la petite fille, tout comme la chaleur de ce corps réconfortant. Son tremblement s’atténua progressivement et elle entrouvrit de nouveau les yeux. Cette fois elle ne cria pas. Enfin, elle les ouvrit complètement et examina ce visage terrifiant et totalement inconnu.

Stupéfaite, Iza la regardait aussi. Pendant un instant, elle crut que l’enfant était aveugle. Jamais auparavant, elle n’avait vu des yeux de la couleur du ciel. Ceux des vieillards se voilaient parfois d’une pellicule blanchâtre qui réduisait considérablement la vue. Mais les pupilles dilatées de l’enfant la convainquirent qu’elle voyait parfaitement. Cette couleur bleu-gris doit être courante chez les Autres, pensa-t-elle.

La petite fille restait étendue, parfaitement immobile, les yeux grands ouverts. Quand Iza l’aida à s’asseoir, elle grimaça de douleur et tous ses souvenirs refluèrent en force. Elle revit le monstrueux lion et ses griffes acérées lui labourant la cuisse ; elle se rappela ses efforts pour gagner le bord de la rivière, étourdie par la soif et la souffrance, mais elle fut incapable de se remémorer ce qui lui était arrivé auparavant. Elle avait complètement refoulé de sa mémoire tout ce qui concernait sa fuite solitaire, la peur et la faim, le tremblement de terre et les êtres chers qu’elle avait perdus.

Iza approcha le bol de ses lèvres. La fillette avait soif mais à la première gorgée le breuvage amer lui arracha une grimace de dégoût. Lorsque la femme porta de nouveau le bol à ses lèvres, cependant, elle but, trop effrayée pour refuser. Satisfaite, Iza la laissa pour aider les femmes à préparer le repas du matin. La petite fille la suivit des yeux, et avec stupeur elle vit pour la première fois ce campement où tous les gens ressemblaient à cette femme.

L’odeur de la nourriture qui cuisait réveilla la faim de l’enfant et, quand Iza revint avec un petit bol de bouillon de viande épaissi de graines broyées, elle l’avala avec avidité. La guérisseuse ne la jugeait pas prête à un aliment plus solide. Pour le moment un simple gruau suffisait à remplir son estomac resserré par le jeûne. Elle garda le reste du bouillon dans une outre de peau ; elle le lui donnerait une fois qu’ils se seraient remis en route. Puis elle l’allongea sur la fourrure et lui ôta l’emplâtre. Les plaies commençaient à sécher et la cuisse était déjà moins enflée.

— Bien, dit Iza à haute voix.

La petite fille sursauta au son rauque et guttural du mot, le premier qu’elle entendait prononcer. Cela ne ressemblait pas à un vrai mot, on aurait dit plutôt le grognement de quelque animal. Mais le comportement d’Iza n’avait rien d’animal, il était au contraire très humain, très tendre. La guérisseuse avait déjà préparé un nouveau pansement et elle s’apprêtait à l’appliquer quand survint en claudiquant un homme bancal et difforme.

Jamais elle n’avait vu homme plus horriblement repoussant. Une profonde balafre zébrait un côté de son visage et il n’y avait qu’un bout de chair tourmentée à la place où aurait dû se trouver son œil. Mais tous ces gens lui semblaient si bizarres et si laids que ces traits abominablement défigurés ne représentaient pour elle qu’un degré supplémentaire dans la laideur. Elle ne savait pas qui ils étaient ni comment elle se trouvait parmi eux mais elle savait que cette femme prenait soin d’elle. On lui avait donné à manger, on l’avait soignée, et surtout elle éprouvait un immense soulagement après l’effroi qu’elle avait connu à errer seule dans un monde hostile. Et seule, elle ne l’était plus, même parmi ces êtres si différents d’elle.

L’infirme s’assit pour observer la petite fille. Elle lui rendit son regard avec une franche curiosité qui surprit le vieil homme. Les enfants de son clan avaient toujours eu peur de lui, prompts à s’apercevoir que leurs aînés mêmes le craignaient, et ses manières distantes n’encourageaient pas la familiarité. De plus, les mères menaçaient fréquemment leurs bambins d’appeler Mog-ur s’ils se montraient désobéissants. En approchant de l’âge adulte, la plupart d’entre eux, et particulièrement les filles, le redoutaient réellement. Ce n’était que beaucoup plus tard, une fois adultes, que les membres du clan voyaient leur crainte se transformer en respect. L’œil valide de Creb pétillait d’intérêt devant le regard franc et serein que lui portait cette étrange enfant.

— La petite va mieux, Iza, remarqua-t-il.

Il avait la voix plus profonde que celle de la femme mais, aux oreilles de l’enfant, les sons qu’il émettait ressemblaient plutôt à des grognements, et elle ne remarqua pas les gestes qui les accompagnaient. Leur langage lui demeurait totalement étranger ; elle savait seulement qu’il venait de communiquer une observation à la femme.