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— Elle est encore très faible, dit Iza, mais sa blessure va mieux. En dépit de la profondeur de ses plaies, elle n’a pas la jambe trop abîmée et l’infection se résorbe. Elle a été labourée par les griffes d’un lion des cavernes, Creb. As-tu déjà vu un lion des cavernes attaquer une proie et se contenter de lui donner un coup de patte ? Je suis étonnée qu’elle soit encore en vie. Elle doit se trouver sous la protection d’un esprit très puissant. Mais, ajouta Iza, que sais-je des esprits ?

Il n’appartenait certainement pas à une femme, fût-elle la sœur de Mog-ur, de parler des esprits. D’un geste, elle le pria de pardonner son audace. Il ne releva pas, ainsi qu’elle s’y attendait, mais considéra l’enfant avec un intérêt accru. Il était arrivé de son côté à la même conclusion et, s’il ne voulait pas l’admettre, l’avis de sa sœur comptait pour lui et venait confirmer ses propres déductions.

Ils levèrent le camp rapidement. Iza, chargée de ses ballots et de son panier, hissa la petite fille sur sa hanche et prit sa place dans le rang derrière Brun et Grod. Du haut de son perchoir, la fillette promenait autour d’elle un regard curieux, attentive à ce que faisaient Iza et les autres femmes en marchant. Les arrêts au cours desquels elles ramassaient tout ce qui se présentait de comestible l’intéressaient tout particulièrement. Iza lui donnait de temps à autre un morceau de bourgeon qu’elle venait de cueillir ou quelque jeune et tendre racine, qui réveillait chez l’enfant le vague souvenir d’une autre femme qui avait eu pour elle les mêmes attentions. La terrible faim dont elle avait souffert suscita en elle un vif désir d’apprendre à trouver sa pitance, et elle se mit à prêter davantage attention aux plantes, cherchant à percevoir leurs caractéristiques. Lorsqu’elle en désignait une du doigt, elle manifestait sa joie si Iza s’arrêtait pour l’arracher. Iza aussi était heureuse. Cette enfant est vive, pensait-elle. Elle apprend rapidement.

Vers la mi-journée, ils firent une halte pour se reposer pendant que Brun inspectait les lieux. Après avoir donné à l’enfant le reste de bouillon conservé dans une outre, Iza lui tendit à mâcher un morceau de viande séchée. Ils se remirent en route sans avoir trouvé de caverne satisfaisante et, vers la fin de l’après-midi, la potion d’écorce de saule ayant cessé d’agir, la jambe de la fillette la fit de nouveau souffrir. Comme elle s’agitait nerveusement, Iza l’installa plus à l’aise, et l’enfant s’abandonna en toute confiance, les bras autour du cou de la femme et la tête reposant sur sa large épaule. La guérisseuse, qui n’avait pas encore eu d’enfant, éprouvait un grand élan d’affection pour la petite orpheline. Encore faible et fatiguée, celle-ci ne tarda pas à s’assoupir, bercée par le mouvement régulier de la marche.

Comme le soir approchait, Iza, éreintée par le poids du fardeau supplémentaire qu’elle portait, accueillit avec soulagement la halte qu’ordonna Brun, et elle déposa l’enfant à terre. La fillette avait les joues en feu et le front brûlant de fièvre et, tout en ramassant du bois, la guérisseuse cueillit au passage quelques plantes pour renouveler ses soins. Iza ignorait ce qui causait l’infection, mais elle savait comment la traiter, comme elle savait soigner bien d’autres maux.

La guérison avait beau être chargée de magie et attribuée aux esprits, les remèdes d’Iza n’en étaient pas moins efficaces. Le Peuple du Clan vivait depuis la nuit des temps de la chasse et de la cueillette, et au cours des générations s’était constituée une solide base de connaissances sur les vertus curatives des plantes, due au hasard comme à l’expérimentation. Une fois les animaux dépouillés et dépecés, on observait leurs organes. Les femmes les découpaient pour les cuisiner et en tiraient un savoir qu’elles pouvaient appliquer sur elles-mêmes.

La mère d’Iza lui avait montré les divers organes internes et lui avait expliqué leur fonction, ainsi que son éducation l’exigeait, mais en fait uniquement pour faire resurgir dans sa mémoire ce qu’elle savait déjà. A sa naissance, Iza possédait un savoir inné, légué par la grande lignée de guérisseuses dont elle était la descendante directe. Elle possédait la capacité de se souvenir des expériences de ses ancêtres comme des siennes propres, et une fois le processus enclenché, il devenait automatique. Elle faisait appel à sa mémoire personnelle et aux événements qu’elle avait vécus et dont elle n’oubliait jamais rien, mais s’il lui arrivait d’utiliser le savoir ancestral accumulé dans son cerveau, elle ne pouvait se rappeler comment elle l’avait acquis. Et même si Brun et Creb étaient nés des mêmes parents, ils ne possédaient pas le savoir médicinal inné d’Iza, leur propre sœur.

Parmi tous les groupes qui composaient le Peuple du Clan, les souvenirs se répartissaient différemment, en fonction des sexes. Ainsi, les femmes n’avaient pas plus besoin de connaissances en matière de chasse que les hommes en matière de plantes. Si la différence entre le cerveau des hommes et celui des femmes était imposée par la nature, elle était consolidée par la culture. Chaque enfant naissait avec un savoir appartenant au genre opposé, mais le perdait faute d’y avoir recours dès qu’il atteignait l’âge adulte.

Mais si la nature tentait de prolonger la race en limitant la taille du cerveau des hommes et des femmes, cette tentative portait en elle les germes de son échec. Les deux sexes étaient non seulement indispensables à la procréation mais aussi à la vie quotidienne ; l’un ne pouvait survivre sans l’autre, et ils ne pouvaient échanger leurs aptitudes faute de posséder la mémoire correspondante.

Le cerveau des hommes, comme celui des femmes, était doué d’une acuité visuelle particulièrement aiguë, bien qu’utilisée de façon différente. Au fur et à mesure de leur progression, l’environnement géographique s’était considérablement modifié sous les yeux d’Iza, qui avait à son insu enregistré les moindres particularités du paysage et plus spécialement de la végétation. Elle était capable de distinguer de loin les imperceptibles détails du contour d’une feuille ou même la taille d’une plante, et si, par hasard, elle trouvait en chemin quelques végétaux, certaines fleurs, un buisson ou un arbre qu’elle n’avait encore jamais vus, ils lui étaient pourtant familiers. Elle parvenait à en faire resurgir le souvenir profondément enfoui dans les replis de sa mémoire. Mais en dépit de cette impressionnante réserve d’informations, elle avait vu récemment une végétation qui lui était totalement inconnue, tout comme l’était d’ailleurs la contrée qu’ils traversaient. Elle aurait aimé l’examiner de plus près, car tout spécimen végétal nouveau l’intéressait, outre le fait que l’acquisition de connaissances supplémentaires était indispensable à leur survie immédiate.

Toutes les femmes étaient curieuses de connaître des plantes ignorées jusqu’alors et elles possédaient le talent d’en déterminer les effets et l’usage éventuel. Iza, comme les autres, se livrait à des expériences sur elle-même. Les similarités avec des plantes déjà répertoriées situaient les nouvelles dans des catégories voisines, mais toute bonne guérisseuse connaissait bien les dangers de l’amalgame : des caractères semblables ne signifiaient pas des propriétés identiques. La méthode d’expérimentation était simple. Elle en mangeait tout d’abord un petit morceau. Si le goût était désagréable, elle le recrachait immédiatement ; sinon, elle en gardait un bout dans la bouche en étudiant soigneusement les sensations de picotement ou de brûlure qui pouvaient survenir ainsi que les altérations de la saveur. Si rien de tel ne se produisait, elle l’avalait et attendait d’en ressentir les effets. Le lendemain, elle en absorbait un morceau plus gros et procédait de même. Si aucune conséquence désagréable ne s’était manifestée à la troisième fois, elle considérait la plante comme une nouvelle denrée comestible, du moins en petites quantités au début.