— Tu emmènes le petit avec toi ? s’enquit-il après un silence pesant.
— Oui, acquiesça-t-elle en essuyant les mains et le visage de son fils. Je lui ai promis de l’emmener chasser et je dois également ramasser quelques plantes. Il fait si beau aujourd’hui ! Tu devrais sortir, toi aussi, Creb, ajouta-t-elle. Le soleil te fera le plus grand bien.
— Oui, oui, plus tard.
L’espace d’un instant, elle hésita à lui proposer de faire une promenade le long de la rivière, comme par le passé, mais le vieil homme était absorbé dans ses pensées. Creb, après s’être assuré qu’elle avait bien quitté les lieux, saisit son bâton mais, trouvant trop fatigant de se lever, le reposa.
Ayla prit la direction de la rivière, Durc sur sa hanche et son panier de cueillette dans le dos. Creb l’inquiétait beaucoup. Ses facultés mentales, pourtant considérables, déclinaient doucement. Il était plus distrait que jamais, et il lui reposait souvent des questions auxquelles elle avait déjà répondu. Il sortait rarement de la caverne, même quand le temps était beau et ensoleillé. Il restait assis des heures durant, prétendant méditer et finissant par s’endormir sur place.
Dès qu’elle se fut éloignée de la caverne, Ayla se détendit et retrouva ses grandes et souples enjambées de coureuse des bois. Sa liberté d’allure ainsi que la beauté de l’été dissipèrent toutes les préoccupations qui l’agitaient. En arrivant dans une clairière, elle laissa Durc marcher tout seul et s’arrêta pour cueillir des plantes. Il la regarda faire, puis arracha une poignée d’herbe et de luzerne qu’il lui apporta fièrement dans son petit poing serré.
— C’est très bien, Durc, dit Ayla en déposant les herbes dans son panier.
— Durc chercher encore, babilla l’enfant qui s’éloigna en courant. Accroupie sur ses talons, Ayla observait son fils aux prises avec une grosse touffe. L’herbe céda brusquement et le petit garçon retomba brutalement sur le derrière. Il fronça son visage pour crier, plus surpris qu’endolori, mais Ayla s’empressa de le soulever dans ses bras et le fit sauter plusieurs fois en l’air. Durc gloussa de plaisir et la jeune femme s’amusa à le chatouiller rien que pour l’entendre rire.
La mère et le fils ne riaient que lorsqu’ils étaient seuls. Durc apprit très vite que personne d’autre n’appréciait ni n’approuvait ses sourires et ses éclats de rire. S’il faisait à toutes les femmes du clan le geste traditionnel pour dire « maman », il savait bien qu’Ayla n’était pas comme les autres. Il se sentait beaucoup plus heureux avec elle et adorait se promener en sa compagnie. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le nouveau jeu qu’ils avaient inventé tous les deux.
— Ba-ba-na-ni-ni, ânonna Durc.
— Ba-ba-na-ni-ni, répéta Ayla.
— No-na-ni-gou-la, ajouta Durc.
Ayla l’imita encore une fois en le chatouillant gentiment, uniquement pour le plaisir de l’entendre rire de nouveau. Puis elle articula une série de sons, des sons qu’elle aimait tout particulièrement l’entendre répéter car ils faisaient naître en elle une impression de tendresse telle qu’elle en pleurait presque.
— Ma-ma-ma-ma, dit-elle.
— Ma-ma-ma-ma, répéta Durc.
Ayla le prit dans ses bras et le serra contre elle.
— Ma-ma, dit à nouveau le garçonnet.
Il gigota pour se libérer. Il préférait les longs câlins le soir quand il se blottissait contre elle en se couchant. Elle essuya une larme. Les pleurs étaient une particularité qu’il ne partageait pas avec elle. Il avait de grands yeux marron, enfoncés sous de larges arcades sourcilières, les yeux du clan.
— Ma-ma, dit Durc, qui l’appelait souvent ainsi quand ils étaient seuls, surtout après qu’on lui eut rappelé le mot de deux syllabes. Tu vas chasser maintenant ? demanda-t-il, adoptant de nouveau le langage gestuel du clan.
Depuis qu’elle emmenait Durc chasser avec elle, Ayla avait commencé par lui apprendre à tenir une fronde, et elle s’apprêtait à lui en fabriquer une quand Zoug la prit de vitesse. Le vieil homme ne chassait plus du tout, mais il prenait plaisir à faire l’apprentissage de Durc. Malgré son jeune âge, le bambin montrait déjà d’excellentes dispositions au maniement de cette arme, dont il était aussi fier que de sa petite lance.
Il aimait bien l’attention qu’il suscitait en se promenant avec sa fronde passée dans sa ceinture et sa lance à la main. Il fallut fabriquer des armes pour Grev aussi. Les deux gamins, ainsi armés, provoquaient l’amusement du clan, et ses compliments envers d’aussi braves petits hommes. Des hommes, ils avaient déjà certains privilèges. Ainsi quand Durc découvrit que commander aux petites filles était non seulement permis mais de règle, il n’hésita pas longtemps à user des prérogatives masculines envers les femelles du clan, adultes comprises car elles aussi, il l’avait vérifié, exécutaient parfois ses volontés, sinon ses caprices. Mais avec sa mère il avait d’autres rapports.
Il savait qu’Ayla était différente. Elle était la seule avec laquelle il pouvait rire, jouer à faire des bruits avec la bouche, la seule qui avait ces longs cheveux d’or qu’il adorait toucher. Il ne pouvait se rappeler s’il lui avait tété le sein, mais il n’aurait dormi avec personne d’autre qu’elle. Il savait qu’elle était une femme parce que sa place dans le clan était parmi les femmes, mais elle était plus grande que les autres hommes, et elle chassait. Il n’avait qu’une très vague idée de ce qu’était la chasse, mais elle était réservée aux hommes, de cela il était sûr. Sa mère était la seule femme qui chassait. Elle était unique. Le nom qu’elle lui avait appris, et qu’il aimait tant répéter, lui allait bien. Elle était Mama, la déesse blonde qu’il aimait et qui n’acquiesçait pas la tête baissée quand il se hasardait à la commander.
Ayla lui plaça convenablement la fronde entre les mains et, sans le lâcher, lui montra comment s’en servir. Puis, après avoir ramassé quelques cailloux, elle prit sa propre fronde, qu’elle portait toujours à la ceinture, et tira sur un gros rocher peu éloigné. Au bout de plusieurs tirs, Durc trouva le jeu amusant et se dépêcha de lui apporter de nouveaux cailloux pour qu’elle puisse continuer. Mais l’enfant se lassa vite, et Ayla se remit à ramasser des plantes, tout en s’arrêtant pour manger des fraises des bois.
— Comme tu es barbouillé, mon fils ! s’exclama-t-elle à la vue du petit garçon maculé du jus rouge et poisseux.
Le prenant sous le bras, elle le conduisit jusqu’au ruisseau pour le laver. Puis, roulant une grande feuille en cône, elle alla puiser de l’eau pour eux deux. Durc bâilla en se frottant les yeux. Sa mère étendit par terre la peau dans laquelle elle le portait, le coucha à l’ombre d’un grand chêne et s’assit à ses côtés, adossée à l’arbre.
Par ce bel après-midi d’été, dans le bourdonnement incessant des milliers d’insectes et le gazouillement des oiseaux, Ayla se laissa aller à la rêverie. Elle repensa aux événements de la matinée. J’espère qu’Uba sera heureuse avec Vorn, se dit-elle. Le foyer va paraître si vide sans elle. Elle a beau ne pas être loin, ce ne sera pas la même chose. C’est elle qui devra faire la cuisine pour son compagnon à présent, et elle dormira avec lui après la période d’isolement. J’espère qu’elle aura un bébé bientôt !
Et moi ? Personne n’est venu me réclamer pour l’autre clan. Ils ne trouvent peut-être pas notre caverne. En fait, je ne crois pas les intéresser tant que ça. J’en suis heureuse d’ailleurs. Je ne veux pas pour compagnon un homme que je ne connais pas. Je ne veux déjà pas de ceux que je connais ! Et eux non plus ils ne veulent pas de moi... Ils disent que je suis trop grande. Droog m’arrive à peine au menton... Iza se demandait si j’arrêterais jamais de grandir. Je commence à en douter moi-même. Broud ne peut supporter ça. Il ne tolère pas qu’une femme soit plus grande que lui. C’est étrange, il ne m’a pas ennuyée une seule fois depuis notre retour du Rassemblement du Clan. Pourquoi suis-je prise d’un frisson à chaque fois qu’il pose les yeux sur moi ?