Brun se fait vieux. Il a mal aux articulations. Il va bientôt demander à Broud de lui succéder. Je le sais. Et c’est Goov qui sera mog-ur. Il assume déjà la célébration de la plupart des cérémonies. J’ai l’impression que Creb ne veut plus être mog-ur depuis la nuit où je les ai surpris dans la grotte sacrée. Pourquoi a-t-il fallu que j’entre dans la caverne, cette nuit-là ? Je ne me rappelle même pas comment je suis arrivée jusqu’à cette salle. Je n’aurais jamais dû me rendre à ce Rassemblement. Si j’étais restée, j’aurais soigné Iza, et elle serait encore parmi nous. Elle me manque tellement, et je n’ai pas de compagnon vers qui me tourner. Ce ne sera pas le cas de Durc.
Je suis étonnée qu’ils aient laissé la petite Ura en vie. Peut-être était-elle destinée à devenir la compagne de Durc. Des hommes de chez les Autres, a dit Oda. Qui sont-ils ? Iza dit que je suis née chez eux, mais je ne me souviens de rien. Qu’est-il arrivé aux miens ? Avais-je des frères, des sœurs ? Elle éprouva soudain le sentiment d’avoir oublié quelque chose... qui concernait Iza. Soudain elle se rappela, et elle fut prise d’un violent frisson. Les dernières paroles d’Iza ! Elle n’y avait plus pensé, après qu’elle se fut efforcée heure après heure de chasser de ses pensées cette affreuse nuit.
Iza m’a dit de partir ! Elle m’a dit que je n’étais pas du Clan et que je devais aller retrouver les miens. Elle était sûre que Broud s’acharnerait de nouveau sur moi, et, cette fois, ce serait lui le chef. Les Autres vivent vers le nord, m’a dit Iza. Au-delà de la péninsule, sur la terre ferme.
Comment pourrais-je partir ? C’est ici, chez moi. Je ne peux pas laisser Creb, et Durc a besoin de moi. Et que se passera-t-il si je ne trouve pas les Autres ? Et même si je les trouve, il se pourrait qu’ils ne veuillent pas de moi. Personne ne veut d’une femme laide.
Creb se fait vieux. Que m’arrivera-t-il quand il ne sera plus là ? Qui pourvoira à mes besoins ? Je ne peux pas vivre seule avec Durc, il faudra qu’un des hommes me prenne dans son foyer. Mais qui ? Broud ! Il sera chef, et si aucun autre homme ne veut de moi, il sera contraint de me prendre avec lui. Cette perspective le révoltera autant que moi, mais il le fera uniquement parce qu’il saura que cela me fera horreur. Non, jamais je ne pourrai supporter de vivre avec Broud. Je préférerais encore vivre avec un homme d’un autre clan, si l’on veut bien de moi.
Peut-être devrais-je partir. Avec Durc. Mais s’il m’arrivait quelque chose, il se retrouverait seul, comme je l’ai été. Il n’est pas dit qu’il aurait autant de chance que moi, car Iza passait par là. Non, il est exclu que je l’emmène. Il est né ici, il fait partie du Clan. Une compagne lui est promise. Que deviendrait la pauvre Ura si Durc n’était plus là ? Et lui aussi aura besoin d’elle. Il lui faudra une compagne quand il sera devenu grand, et Ura est parfaite pour lui.
De toute façon, comment pourrais-je quitter Durc ? Je me résignerai à vivre au foyer de Broud plutôt que de m’en séparer. Je dois rester ici, je n’ai pas le choix. Même en compagnie de Broud, s’il le faut. Ayla considéra son enfant endormi en se pénétrant de ses devoirs de femme du Clan et de la nécessité d’accepter son destin. Une mouche se posa sur le nez de Durc. Il fronça les narines, se frotta le nez dans son sommeil et, l’insecte envolé, cessa de s’agiter.
Et puis, aller dans quelle direction vers le nord ? Ici, tout est vers le nord, il n’y a que la mer pour être au sud. En outre, les Autres m’ont plutôt l’air de brutes. Forcer Oda sans même lui permettre de poser son bébé ! Il vaut mieux rester avec un Broud que je connais que d’aller à la rencontre d’un homme qui pourrait être pire encore.
Il se faisait tard. Ayla réveilla son fils et, tout en regagnant la caverne, elle essaya de chasser de son esprit tout ce qui se rapportait aux Autres. Mais à présent qu’elle y avait pensé, il lui fut impossible de les oublier complètement.
— Tu es très occupée, Ayla ? s’enquit Uba d’un air timide et mutin à la fois.
Ayla, qui avait deviné de quoi il s’agissait, décida de laisser à Uba la joie de lui apprendre la nouvelle.
— Non, pas vraiment. J’ai fait un mélange de luzerne et de menthe poivrée, et j’allais y goûter. Je vais mettre de l’eau à chauffer pour une infusion.
— Où est Durc ? demanda Uba tandis qu’Ayla attisait le feu et y ajoutait du bois et d’autres pierres à chauffer.
— Il est dehors avec Grev. Oga les surveille, répondit Ayla. Ces deux-là sont tout le temps fourrés ensemble.
— C’est peut-être parce qu’ils ont été nourris ensemble. Ils sont plus proches que des frères, on dirait presque des jumeaux.
— Oui, mais en général les jumeaux se ressemblent, ce qui n’est pas leur cas. Te souviens-tu de ceux qu’il y avait au Rassemblement ? Je n’arrivais pas à les distinguer l’un de l’autre.
— Ça peut porter malheur d’avoir des jumeaux, et quant aux triplés ils ne survivent jamais. Comment une femme pourrait-elle nourrir trois enfants à la fois, alors qu’elle n’a que deux seins ? demanda Uba.
— Il faut l’assistance d’une nourrice. Heureusement pour Durc, Oga a toujours eu du lait en abondance.
— J’espère que moi aussi j’aurai beaucoup de lait, dit Uba. Je pense que je vais avoir un enfant, Ayla.
— Je m’en doutais, Uba. Tu n’as pas eu besoin de t’isoler depuis que tu as eu un compagnon, n’est-ce pas ?
— Non, je pense que le totem de Vorn attendait depuis longtemps déjà. Il doit être très puissant.
— Tu lui as annoncé la nouvelle, Uba ?
— Je voulais attendre d’en être sûre, mais il a deviné, répondit Uba. Il a dû s’apercevoir que je ne m’isolais pas. Il est très content, ajouta-t-elle avec fierté.
— C’est un bon compagnon. Tu es heureuse ?
— Oh, oui, Ayla, je suis heureuse avec Vorn. Quand il a su que j’allais avoir un enfant, il m’a dit qu’il m’attendait depuis longtemps et qu’il était heureux que le bébé arrive si vite. Il m’a dit aussi qu’il m’avait demandée avant même que je devienne une femme.
— C’est merveilleux, Uba.
Ayla songea à part elle que Vorn n’avait guère eu lui-même le choix d’une compagne. Uba était la seule fille nubile du clan. Certes il aurait pu me prendre, moi, mais pourquoi aurait-il voulu d’une femme deux fois plus grande que lui, et laide de surcroît, quand il pouvait avoir une fille aussi charmante qu’Uba, appelée à être par ailleurs une guérisseuse de la lignée d’Iza ? Pourquoi penser une chose pareille, se reprocha-t-elle. Je n’ai jamais envisagé d’avoir Vorn pour compagnon. C’est la perspective de me retrouver seule quand Creb aura disparu qui me donne ces pensées. Je vais m’occuper sérieusement de Creb. Je voudrais qu’il vive encore longtemps mais il a hélas perdu le goût de vivre. Il ne sort presque plus jamais de la caverne. S’il ne prend pas un peu d’exercice chaque jour, il n’aura bientôt plus la capacité de se déplacer.
— A quoi penses-tu, Ayla ? Tu as l’air toute soucieuse, remarqua Uba.
— Je m’inquiète au sujet de Creb.
— Oui, il se fait vieux. Il est beaucoup plus âgé que maman, et elle n’est plus là. Elle me manque toujours, Ayla. Et quand le moment viendra pour Creb de nous quitter pour le monde des esprits, je serai très malheureuse, tu sais.