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— Moi aussi, Uba, je serai très malheureuse, répondit Ayla, visiblement émue.

Ayla ne tenait pas en place. Elle partait chasser aussi souvent que possible et, le reste du temps, s’activait avec une énergie inlassable. Elle ne pouvait supporter de n’avoir rien à faire. Elle se livra à un inventaire méticuleux de toute sa pharmacopée, qu’elle entreprit de renouveler, parcourant les prés et les bois à la recherche de toutes les plantes médicinales dont Iza lui avait appris les vertus. Elle tissa des nattes, tressa des paniers, fabriqua des bols et des plats en bois, toutes sortes de récipients en écorce de bouleau, elle sala et tailla des peaux pour en faire des bonnets, des moufles et des chausses en prévision de l’hiver. Elle prépara des panses d’animaux pour en faire des outres, se tailla des couteaux, des grattoirs, des tranchoirs dans des nodules de silex. Elle évida des pierres plates pour en faire des lampes à graisse, confectionna des mèches de mousse séchée, se rendit jusqu’au bord de la mer pour y ramasser des coquillages qui serviraient de cuillers, de louches et de soucoupes. Elle accompagna les chasseurs dans leurs expéditions, sécha la viande, quand elle ne cueillait pas avec les femmes les baies, les fruits et les plantes dont le clan se nourrissait. Elle moulut les graines de sa propre réserve en une fine farine plus facile à consommer pour Creb et Durc. Et pourtant, rien ne semblait assouvir son besoin d’activité.

Elle se consacra à Creb, le cajola et prit soin de lui comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Elle lui confectionnait des mets particuliers pour stimuler son appétit, lui préparait des tisanes et des cataplasmes, l’obligeait à se reposer au soleil et l’entraînait dans de longues promenades. Il parut apprécier sa compagnie et son empressement, et retrouver un peu de sa vigueur et de sa bonne humeur. Mais l’intimité et la confiance de leurs conversations d’antan avaient disparu et ils se promenaient le plus souvent sans mot dire.

Brun aussi vieillissait. Ayla prit soudain conscience du changement qui s’était opéré en lui le jour où elle le vit observant du haut du promontoire les chasseurs qui s’éloignaient vers les steppes jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus que de minuscules silhouettes se fondant dans les hautes herbes. Sa barbe et ses cheveux étaient devenus presque blancs, de profondes rides sillonnaient son visage, et ses muscles, quoique encore vigoureux, se relâchaient. Il rentra lentement à la caverne et passa le reste de la journée à son foyer. Il accompagna les chasseurs à leur expédition suivante, mais quand il resta seul pour la deuxième fois, Grod, fidèle second, lui tint compagnie.

Un beau jour, vers la fin de l’été, Durc arriva en courant à la caverne.

— Maman ! Maman ! Un homme ! Il arrive !

Ayla se précipita à l’entrée ainsi que tout le clan, pour regarder l’étranger gravir la côte.

— Tu crois qu’il vient te chercher, Ayla ? demanda Uba, tout excitée.

— Je n’en sais pas plus que toi, Uba.

Ayla, extrêmement tendue, éprouvait des sentiments mitigés. Elle souhaitait et redoutait à la fois que le visiteur fasse partie du clan des parents de Zoug. L’homme s’arrêta pour parler à Brun, puis le suivit jusqu’à son foyer. Peu après, Ebra vint chercher la jeune femme.

— Brun veut te voir, lui dit la compagne du chef.

Le cœur battant la chamade, elle crut que ses jambes ne la soutiendraient jamais jusqu’au foyer de Brun. Elle se laissa tomber à ses pieds. Il lui tapa sur l’épaule.

— Voici Vond, Ayla, dit-il en désignant le visiteur. Il vient du clan de Norg pour te voir. Sa mère est malade, et leur guérisseuse n’arrive pas à la soigner. Elle a pensé que tu connaîtrais peut-être un remède.

Ayla s’était fait une renommée d’habile guérisseuse lors du Rassemblement. L’homme avait fait seul ce long chemin pour solliciter sa compétence ; il n’était pas venu pour elle. Le soulagement l’emporta sur sa déception. Vond ne resta que quelques jours, mais donna force nouvelles de son clan. Le jeune homme blessé par l’ours des cavernes avait passé l’hiver avec eux, et il était reparti au printemps, sur ses deux jambes et boitant à peine. Sa compagne avait donné le jour à un beau garçon qu’on avait baptisé Creb. Après avoir interrogé l’homme sur le mal dont souffrait sa mère, Ayla lui remit au moment du départ un petit paquet et lui donna des instructions précises à l’intention de leur guérisseuse.

Après le départ de Vond, Brun réfléchit de nouveau au problème que lui posait Ayla. Il avait différé toute décision à son sujet tant qu’il subsistait quelque espoir de la voir acceptée par un autre clan. Mais à présent que Vond avait fait la preuve que tout émissaire désirant les trouver pouvait y parvenir, il n’y avait plus rien à espérer. Il fallait chercher une solution à l’intérieur du clan.

Le jour où Broud serait le chef, ce serait à lui de prendre Ayla dans son foyer, mais Brun préférait lui laisser l’initiative de cette décision, et puis tant que Mog-ur vivrait, il n’y avait pas lieu de précipiter les choses. Broud semblait avoir dominé l’excessive aversion qu’il éprouvait envers la jeune femme ; il ne la harcelait plus jamais et lui commandait rarement une tâche. Peut-être est-il prêt enfin pour me succéder, pensa Brun. Mais un doute subsistait encore dans son esprit.

L’été prit fin, l’automne passa et le clan s’installa dans l’hiver. La grossesse d’Uba suivait son cours. Mais aux environs du septième mois, les signes de vie en elle ne se firent plus sentir. Elle essaya de ne pas faire cas des crampes et des violentes douleurs qu’elle éprouvait dans les reins, mais quand elle commença à perdre du sang, elle se dépêcha d’aller trouver Ayla.

— Depuis combien de temps a-t-il cessé de remuer, Uba ? demanda Ayla, le visage grave.

— Depuis quelques jours, Ayla. Que vais-je faire ? Vorn était si content. Je ne veux pas perdre mon enfant. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Il restait si peu de temps avant la naissance.

— Je n’en sais rien, Uba. Te souviens-tu d’être tombée ou d’avoir peiné pour soulever quelque chose de lourd ?

— Je ne crois pas, Ayla.

— Va t’allonger, Uba. Je vais t’apporter une infusion d’écorce de bouleau et je vais essayer de trouver une meilleure idée. Penses-y toi aussi, tu en sais à peu près autant qu’Iza.

— J’y ai déjà réfléchi, Ayla. Je ne me souviens de rien qui puisse faire bouger de nouveau un bébé.

Ayla ne put rien lui répondre. Elle savait parfaitement bien qu’il n’y avait pas le moindre espoir, et elle partageait toute l’angoisse d’Uba. Les jours suivants, Uba resta allongée dans l’espoir qu’un miracle se produirait. Ses douleurs dans les reins devenaient insupportables et seuls la soulageaient les remèdes qui la faisaient dormir d’un sommeil agité. Mais les crampes ne se transformaient toujours pas en contractions.

Ovra passait la plus grande partie de son temps au chevet d’Uba. Elle avait traversé la même épreuve tant de fois qu’elle comprenait mieux que toute autre les souffrances qu’endurait la jeune femme dans sa chair comme dans son cœur. La compagne de Goov n’avait jamais pu mener à terme ses grossesses successives et, n’ayant toujours pas conçu d’enfant, sa tristesse s’était accrue avec le temps. Ayla trouvait noble et bon de la part de Goov qu’il continuât d’entourer sa compagne d’affection. D’autres hommes auraient pris une seconde femme, quand ils n’auraient pas chassé la compagne stérile de leur foyer. Mais Goov aimait Ovra, et jamais il n’aurait alourdi sa peine en lui imposant la présence d’une autre à leurs côtés. Ayla avait commencé à faire prendre à Ovra la secrète décoction dont Iza lui avait transmis la recette et qui empêcherait le totem d’Ovra d’être vaincu. La guérisseuse ne pouvait laisser une femme continuer d’avoir des grossesses qui se terminaient invariablement en fausses couches. Ayla s’était bien gardée de lui révéler les propriétés contraceptives de la décoction, mais à la longue Ovra le devina toute seule en constatant que l’esprit du totem de Goov ne parvenait plus à vaincre le sien, ce qui était mieux ainsi.