Elle se réveilla dans la nuit en hurlant.
— Ayla ! Ayla ! appela Creb, en la secouant pour la sortir de la terreur qui se lisait dans son regard fixe. Que se passe-t-il, ma petite ? demanda-t-il, l’air inquiet.
— Oh, Creb, sanglota-t-elle en lui jetant les bras autour du cou. J’ai encore fait cet horrible cauchemar. Ça ne m’était pas arrivé depuis des années...
Le vieillard, ému, serra la jeune femme tremblante dans ses bras.
— Qu’est-ce qu’elle a, mama ? demanda Durc, qui s’était redressé sur sa couche, les yeux agrandis de peur.
Il n’avait jamais entendu sa mère crier ainsi. Ayla passa son bras autour de lui.
— Quel rêve, Ayla ? Celui du Lion des Cavernes ? demanda Creb.
— Non, l’autre, celui que je n’arrive jamais à me rappeler après, expliqua-t-elle en frémissant. Creb, je croyais en avoir fini avec ces cauchemars...
Creb la serra de nouveau contre lui, elle lui rendit son étreinte, et ils restèrent tous les deux enlacés un long moment, Durc blotti entre eux.
— Oh, Creb, il y a si longtemps que je désirais te serrer dans mes bras ! Mais j’avais peur que tu me repousses comme tu le faisais autrefois quand j’avais été insolente. Et il y a autre chose que je voulais te dire, Creb. Je t’aime.
— Ayla, à cette époque, je devais me forcer pour te repousser fallait bien que je réagisse, sinon Brun s’en serait chargé lui-même. Mais je t’aimais trop pour me mettre vraiment en colère contre toi. Et je t’aime encore beaucoup trop ! J’ai cru que tu m’en voulais quand tu as perdu ton lait.
— Ce n’était pas ta faute, Creb, mais la mienne, entièrement. Je ne t’en ai jamais voulu.
— Je me le suis reproché longtemps. J’aurais dû savoir qu’il ne faut jamais laisser une mère s’éloigner de son bébé. Mais tu semblais avoir tellement besoin de rester seule avec ton chagrin, tu avais tellement mal...
— Comment aurais-tu pu savoir ce qu’il fallait faire ou pas ? Les hommes n’entendent rien à ces choses. Ils aiment tenir les enfants dans leurs bras et s’amuser avec eux quand ceux-ci commencent à gambader et s’ils sont en bonne santé. Mais au moindre cri du petit, ils s’empressent de le redonner à sa mère. Et puis, Durc n’en a pas souffert. Il commence sa première année de sevrage, et il est grand et vigoureux, même s’il a été trimballé de foyer en foyer.
— Mais cela t’a fait du mal, je le sais.
— Mama, tu as mal ? intervint Durc, qui n’était pas encore tout à fait rassuré.
— Non, Durc, mama n’a pas mal, c’est fini.
— Comment a-t-il appris ce nom qu’il te donne, Ayla ?
— Il nous arrive de jouer à faire des sons ensemble, et il a choisi celui-là pour s’adresser à moi, expliqua Ayla en rougissant légèrement.
— Il appelle toutes les autres femmes « maman » ; il a sans doute eu envie de trouver quelque chose de particulier pour toi.
— C’est comme ça que je le comprends aussi.
— Quand tu es arrivée parmi nous, tu émettais toi aussi toutes sortes de sons. J’imagine que ton peuple doit s’exprimer ainsi.
— Mon peuple, c’est le Clan. Je suis une femme du Clan.
— Non, Ayla, rectifia Creb d’un air las. Tu ne fais pas partie du Clan, tu appartiens aux Autres.
— C’est ce qu’Iza m’a dit la nuit où elle est morte.
— Je ne pensais pas qu’elle aussi avait compris, dit Creb d’un air surpris. Moi, je ne l’ai compris qu’en te voyant pénétrer dans notre sanctuaire.
— Je n’avais pas l’intention de le faire, Creb. Je ne sais même pas comment je me suis trouvée là. Mais j’ai cru que tu avais cessé de m’aimer parce que j’avais pénétré dans la grotte sacrée.
— Non, Ayla, je n’ai jamais cessé de t’aimer.
— Durc a faim ! s’écria le petit garçon que la conversation entre sa mère et Creb ennuyait fort.
— Tu as faim ? s’étonna Ayla. Je vais voir si je peux te trouver quelque chose.
Creb la regarda s’affairer. Je me demanderai toujours pourquoi elle s’est trouvée sur notre chemin, songea-t-il. Elle est née chez les Autres, et le Lion des Cavernes l’a toujours protégée, alors pourquoi l’a-t-il conduite auprès de nous ? Pourquoi pas auprès des Autres ? Et pourquoi s’est-il avoué vaincu, lui permettant d’avoir un enfant, pour accepter ensuite qu’elle perde son lait ? Tout le monde y voit la malchance qui marque le destin de son fils. Malchanceux, Durc ? Il est robuste, il est heureux, il est aimé de tous ici. Peut-être Dorv avait-il raison, peut-être les esprits des totems de tous les hommes du clan se sont-ils ligués pour battre le Lion des Cavernes. Ayla avait raison également, son fils n’est pas difforme, il est un mélange. Il est même capable de produire des sons, comme elle. Il est une partie d’Ayla et une partie du Clan.
Creb tressaillit. Une partie d’Ayla et une partie du Clan ! Était-ce dans ce but qu’elle nous fut envoyée ? Pour Durc ? Pour son fils ? Le Clan est condamné, il disparaîtra, seuls les Autres survivront. Je le sais, je l’ai senti au plus profond de moi. Durc aussi survivra parce qu’il est une moitié d’Autre, mais l’autre moitié est du Clan. Et Ura, qui ressemble tellement à Durc, est née peu de temps après cet incident avec des hommes de chez les Autres. Leurs totems seraient-ils assez puissants pour vaincre celui d’une femme en si peu de temps ? C’est possible. Si leurs femmes peuvent avoir le Lion des Cavernes pour totem, les hommes aussi probablement. Ura est-elle un mélange comme Durc ? Il doit y avoir d’autres enfants comme eux, des enfants d’esprits mêlés, des enfants destinés à survivre et à maintenir vivante la partie du Clan qui est en eux. Je doute toutefois qu’ils soient très nombreux.
Le Clan était peut-être déjà condamné avant qu’elle ne surprenne notre cérémonie sacrée. Et c’est pour me le faire savoir qu’elle a été conduite dans notre grotte. Nous ne serons bientôt plus rien. Mais Durc et Ura perpétueront notre peuple. Ayla, mon enfant bien-aimée, c’est toi qui nous as porté chance. Je comprends enfin pourquoi tu es venue parmi nous : pour nous donner la possibilité de survivre. Rien désormais ne sera exactement comme avant, mais au moins nous ne disparaîtrons pas de la surface de la terre.
Ayla apporta un morceau de viande froide à son fils puis se rassit à côté de Creb.
— Tu sais, Creb, dit-elle d’un air rêveur, j’ai souvent l’impression que Durc n’est pas uniquement mon fils. Tous les foyers l’ont nourri depuis que j’ai perdu mon lait. Il me fait penser à un petit ours des cavernes. On dirait qu’il est le fils de tout le clan.
Ayla sentit une grande tristesse fondre sur le vieux sorcier.
— Durc est bien le fils de tout le clan, Ayla. Il est le fils unique du Clan.
La première lueur de l’aube s’infiltra doucement à l’intérieur de la caverne. Ayla, éveillée, regardait son fils dormir à côté d’elle dans la lumière naissante. Elle pouvait voir également Creb sur sa couche, et son souffle régulier indiquait qu’il dormait. Comme je suis soulagée que Creb et moi nous ayons pu parler comme nous l’avons fait. Mais l’angoisse qu’elle avait ressentie la veille ne s’était pas dissipée, loin de là. De nouveau Ayla avait la gorge sèche et elle pensa suffoquer si elle restait un instant de plus dans la caverne. Elle se glissa avec précaution hors de sa fourrure, et, une couverture sur les épaules et des chausses aux pieds, quitta sans bruit le foyer.
Sitôt franchie l’entrée de la grotte, elle prit avidement une grande bouffée d’air frais. Son soulagement était tel qu’elle se dirigea vers le ruisseau sans se soucier de la pluie glacée qui la trempait ni de la profonde boue dans laquelle elle pataugeait. Ses chausses glissèrent sur la terre rouge et grasse, et elle s’affala de tout son long sur la pente détrempée par les eaux conjuguées de la fonte des neiges et des pluies de ce début de printemps. Elle se releva et parcourut prudemment la courte distance qui la séparait du ruisseau. La pluie ruisselait sur elle, délavant la boue qui maculait la couverture qui l’enveloppait. Elle resta longtemps à contempler les eaux vives charriant des glaçons.