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Elle claquait des dents quand elle remonta avec peine la pente glissante. Le ciel semblait s’éclaircir un peu par-delà la crête orientale. Elle eut l’impression à l’approche de la caverne qu’une invisible barrière en défendait l’entrée et, sitôt qu’elle l’eut franchie, elle ressentit de nouveau la même sensation de malaise.

— Ayla, tu es toute trempée. Pourquoi es-tu sortie par ce temps ? lui signifia Creb, l’air soucieux. (Il ajouta une bûche au feu qu’il avait lui-même rallumé.) Enfile vite quelque chose de sec et viens te réchauffer, si tu ne veux pas attraper mal.

La jeune femme se changea puis alla s’asseoir à côté de Creb devant les flammes, heureuse que leur silence soit redevenu paisible et doux, comme par le passé.

— Creb, je suis tellement contente que nous ayons parlé, hier au soir je suis allée voir le ruisseau. La glace fond. La belle saison approche. Nous allons pouvoir reprendre nos longues promenades ensemble.

— Oui, Ayla, la belle saison approche, et si cela te fait plaisir, nous irons nous promener au bord de l’eau. Quand l’été sera là.

Ayla frissonna. Elle avait le terrible pressentiment qu’ils ne se promèneraient plus jamais ensemble, et elle sentait que Creb aussi le savait. Elle se pencha vers lui, et ils s’étreignirent longuement comme s’ils n’allaient plus se revoir.

Vers le début de l’après-midi, un pâle soleil réussit à percer les nuages, mais se révéla impuissant à sécher la terre gorgée d’eau. L’agitation était grande au sein du clan, malgré le mauvais temps et la pénurie. Le départ d’un chef était déjà un événement assez rare, mais que le mog-ur changeât le même jour, voilà qui rendait cette fête véritablement exceptionnelle. Oga et Ebra avaient elles aussi un rôle à jouer dans la cérémonie, ainsi que Brac qui, à l’âge de sept ans, devenait l’héritier présomptif.

Oga avait les nerfs à fleur de peau. Elle ne cessait de s’agiter, passant d’un feu à l’autre pour surveiller la cuisson du festin tandis qu’Ebra essayait de la calmer, en dépit de sa propre nervosité. Brac, quant à lui, donnait des ordres aux femmes et aux petits enfants, en essayant de se faire passer pour un grand, jusqu’au moment où Brun l’appela pour lui faire répéter une dernière fois son rôle avant la cérémonie. Ayla participait à la cuisine. Elle avait aussi à préparer une infusion de datura pour les hommes.

Dans la soirée, seuls quelques nuages épars cachaient par instants le clair de lune. Tout au fond de la caverne flambait un grand feu, entouré d’un cercle de torches.

Ayla s’accordait un moment de repos à son foyer. Assise sur sa fourrure, elle contemplait le petit feu qui crépitait. Elle n’avait pu chasser cette sourde inquiétude dont elle ignorait la cause. Elle décida d’aller jusqu’à l’entrée pour voir la lune avant que la cérémonie commence, mais juste au moment où elle se levait, Brun donna le signal du rassemblement. Elle suivit les autres d’un pas lourd. Quand chacun eut gagné la place qui lui était assignée, Mog-ur apparut, sortant de la grotte sacrée, Goov à sa suite. Ils avaient revêtu tous deux leurs peaux d’ours des cavernes.

Pour la dernière fois, le puissant sorcier se mit à invoquer les esprits, exécutant les gestes rituels avec une ferveur et une intensité toutes particulières. Il captiva l’assemblée avec une virtuosité de chef d’orchestre, sachant comment faire naître en chacun l’émotion et transmettre sa propre exaltation. Goov, à ses côtés, ne semblait qu’un pâle comparse. Si le jeune homme offrait toutes les apparences du bon mog-ur, il était loin d’égaler Mog-ur, le sorcier vénéré de tous les clans, en train de célébrer sa plus belle et aussi sa dernière cérémonie. Au moment où il se tourna vers Goov pour lui transmettre ses pouvoirs, Ayla n’était pas la seule à pleurer, le clan entier pleurait avec son cœur.

Tandis que Goov accomplissait les gestes propres à retirer le pouvoir à Brun pour élever Broud au rang de chef du clan, Ayla laissa vagabonder son esprit. En regardant Creb, elle repensait à la première fois qu’elle avait vu ce visage balafré où ne brillait qu’un seul œil. Elle se souvint de la patience qu’il avait déployée à son égard pour lui apprendre à communiquer par gestes et de l’instant où elle avait soudain compris ce qu’il lui expliquait. En saisissant son amulette, elle sentit la petite cicatrice sur sa gorge, là où il avait entaillé la chair pour offrir son sang en sacrifice aux esprits ancestraux qui l’autorisaient à chasser. Et elle frémit en repensant à son intrusion dans la grotte sacrée. Puis elle se rappela son regard chargé d’amour et de tristesse ainsi que ses paroles énigmatiques de la veille.

Ayla mangea du bout des lèvres au cours du festin qui célébrait l’accession au pouvoir de la nouvelle génération. Une fois les hommes réunis dans le sanctuaire pour y achever leur cérémonie, elle prit part à contrecœur à la danse des femmes et se retira dès qu’elle s’y crut autorisée. Elle s’était contentée de tremper les lèvres dans l’infusion de datura réservée aux femmes, et elle n’avait pratiquement pas ressenti d’effets. De retour au foyer de Creb, elle se coucha sans attendre le sorcier, et s’endormit d’un sommeil agité. Quand Mog-ur rentra, il resta un long moment à contempler la mère et l’enfant endormis avant de s’étendre sur sa couche.

— Mama chasser ? Durc chasser avec mama ? demanda le petit garçon, à peine levé.

Seuls quelques membres du clan commençaient à sortir de leur torpeur, mais Durc était parfaitement réveillé.

— Pas avant d’avoir mangé, répondit Ayla en se levant à son tour. Mais je ne te promets rien. Le printemps est arrivé, mais il fait encore froid.

Une fois la dernière bouchée avalée, Durc aperçut Grev et se précipita dans le foyer de Broud, oubliant toute idée de chasse pour aller retrouver son petit compagnon. Ayla le suivit des yeux avec une tendresse amusée. Mais le regard haineux que jeta Broud à son fils suffit à la faire frémir. Les deux petits garçons sortirent en courant de la caverne. L’impression d’étouffement ressentie depuis deux jours revint soudain avec une telle force qu’elle bondit jusqu’à l’entrée, où elle s’arrêta, le cœur battant, pour respirer profondément.

— Ayla !

Elle sursauta en s’entendant appeler par son nom et, faisant demi-tour, alla se présenter devant le nouveau chef en baissant la tête.

— Cette femme salue le chef, dit-elle avec les gestes de rigueur. Broud ne lui faisait jamais face en s’adressant à elle. Il ne comptait pas parmi les hommes les plus grands du clan, et il arrivait tout juste à l’épaule de la jeune femme, qui savait bien qu’il n’aimait pas lever la tête vers elle pour la regarder.

— Ne t’éloigne pas d’ici. J’ai une déclaration à faire devant tout le clan.

Ayla acquiesça d’un air soumis.

Le clan se réunit lentement. Le soleil brillait, et ils étaient contents que Broud ait décidé de tenir la réunion dehors, malgré le sol boueux. Ils attendirent patiemment que Broud fît son apparition, marchant vers la place autrefois occupée par Brun, l’air grave et pénétré de sa fonction.

— Comme vous le savez déjà, je suis votre nouveau chef, commença-t-il.

Cette affirmation suffit, par son inutilité, à trahir aux yeux de tous la nervosité et l’appréhension de Broud sur le point de prononcer sa première harangue.