— Puisque le clan a désormais un nouveau chef ainsi qu’un nouveau mog-ur, le moment est enfin venu d’annoncer d’autres changements, poursuivit-il. Je veux que vous sachiez que c’est Vorn qui sera, à compter d’aujourd’hui, mon second.
Certains hochèrent la tête d’un air entendu car ils s’attendaient à cette nouvelle. Brun regretta que Broud n’ait pas laissé passer quelque temps avant d’élever Vorn à un rang qui le plaçait au-dessus de chasseurs plus expérimentés, mais il vit là l’impatience de la jeunesse à prendre la relève.
— Il y a d’autres changements, continua Broud. Une femme dans ce clan n’a pas de compagnon.
Ayla se sentit rougir.
— Quelqu’un doit la prendre en charge, et je ne veux pas imposer ce fardeau à mes chasseurs. Je suis chef à présent, et c’est moi qui serai responsable d’elle. Je vais prendre Ayla dans mon foyer comme seconde compagne.
Ayla s’y attendait, mais la satisfaction de constater qu’elle ne s’était pas trompée dans ses pronostics lui fut une piètre consolation. Quant à Brun, il estima que le fils de sa compagne ne faisait que son devoir en agissant de la sorte. Il regarda Broud avec fierté. Le fils de sa compagne se comportait en chef.
— Ayla a un enfant difforme, reprit Broud. Je tiens à ce que l’on sache que ce clan n’acceptera plus jamais d’enfant mal formé. Je ne veux pas que l’on croie que mes sentiments personnels entrent en jeu au cas où le prochain bébé d’Ayla serait refusé. Si son enfant est normal, je l’accepterai.
Creb, qui se tenait à l’entrée de la caverne, vit Ayla pâlir et baisser la tête pour dissimuler son trouble. Tu peux être sûr que je n’aurai plus jamais d’enfant, Broud, tant que le remède magique d’Iza opérera, pensa la jeune femme. Que les bébés soient créés par les totems ou les organes des hommes, tu n’en créeras plus dans mon ventre. Penses-tu que je courrais le risque d’enfanter un petit être que tu t’empresserais de condamner à mort parce que tu le trouverais mal formé ?
— Je tenais à ce que les choses soient bien claires à ce sujet, enchaîna Broud, pour que ma décision ne vous surprenne pas. Je n’accepterai jamais aucun enfant difforme dans mon foyer.
Ayla releva brusquement la tête. Que veut-il dire ? Si je dois aller vivre chez lui, mon fils me suivra.
— Vorn est d’accord pour prendre Durc. Sa compagne éprouve une passion pour cet enfant, en dépit de sa malformation. Ils sauront veiller sur lui.
Un murmure d’étonnement parcourut le clan. Les gestes précipités qui s’échangeaient dans les rangs trahissaient la perplexité. Les enfants étaient censés rester avec leurs mères jusqu’à l’âge adulte. Pourquoi Broud acceptait-il de prendre Ayla tout en refusant son fils ? Ayla quitta sa place pour se jeter aux pieds du nouveau chef.
— Je n’ai pas encore terminé, femme, lui dit-il après lui avoir tapé sur l’épaule pour qu’elle relève la tête. C’est un manque de respect que d’interrompre le chef, mais je ne t’en tiendrai pas rigueur pour cette fois. Tu peux parler.
— Broud, tu n’as pas le droit de m’enlever mon fils. Où qu’elle aille, une femme doit emmener son enfant avec elle, plaida Ayla, oubliant dans son émoi d’utiliser les formules d’usage qu’exigeait le rang de Broud.
Brun enrageait. L’orgueil qu’il avait ressenti l’instant d’avant devant le fils de sa compagne disparut d’un seul coup.
— As-tu la prétention, femme, de dicter au chef ce qu’il doit faire ou ne pas faire ? demanda Broud d’un air sarcastique, ravi que son projet depuis si longtemps caressé provoque exactement la réaction qu’il escomptait. Tu n’es pas une mère pour lui. Oga l’est plus que toi. Qui l’a nourri ? Pas toi. Il ne sait même pas qui est sa mère, et il appelle maman toutes les femmes du clan. Peu importe le foyer dans lequel il vivra, il a l’habitude de se faire nourrir un peu partout.
— Il est vrai que je n’ai pas pu l’allaiter, mais nieras-tu qu’il soit mon fils, Broud ? Il dort toutes les nuits avec moi.
— Eh bien, il ne dormira pas chez moi. Oserais-tu prétendre que la compagne de Vorn n’est pas une véritable mère pour ton fils ? J’ai déjà demandé à Goov... enfin, au mog-ur, de célébrer à la fin de cette réunion la cérémonie qui consacrera ces deux décisions : tu viendras habiter dans mon foyer dès ce soir, et Durc ira chez Vorn. Maintenant, retourne à ta place, ordonna Broud, avant de chercher Creb des yeux.
Le vieil homme se tenait toujours à l’entrée de la caverne, appuyé sur son bâton, l’air mauvais.
Mais la fureur du sorcier n’était rien comparée à celle de Brun, qui se sentait envahi par la colère et le désespoir, tandis qu’il regardait Ayla regagner sa place. Le fils de ma compagne, se lamentait-il. Lui que j’ai élevé et formé, lui à qui je viens à peine de passer mes pouvoirs, profite de sa nouvelle position pour se venger. Et se venger d’une femme, pour des torts imaginaires.
Comment ai-je pu m’aveugler à ce point ! Je comprends mieux maintenant pourquoi il a élevé si vite Vorn au rang de second. La promotion de Vorn n’est qu’un marché que Broud a passé avec lui. Le garçon prenait Durc, et il devenait second. Est-ce ainsi que doit se comporter un nouveau chef ?
Nommer un jeune homme inexpérimenté pour commander à des chasseurs confirmés, et cela pour satisfaire un besoin de vengeance contre une femme ? Quel plaisir cela t’apporte-il, Broud, de séparer une mère de son fils, après qu’elle a déjà tant souffert. Tu n’as donc pas de cœur, fils de ma compagne ? Tout ce qu’il lui reste de son fils, c’est de dormir avec lui la nuit.
— Je n’ai pas terminé, dit Broud en essayant de regagner l’attention des membres du clan encore sous l’effet de la stupeur. L’homme qui vous parle n’est pas le seul à avoir accédé à un rang plus élevé. Nous avons un nouveau mog-ur, et je veux lui accorder certains privilèges qui découlent de sa fonction. J’ai décidé que Goov... enfin, que le mog-ur, vivrait désormais dans le foyer réservé au sorcier du clan. Creb s’installera tout au fond de la caverne.
Brun jeta un coup d’œil à Goov, curieux de savoir si l’ex-servant s’était lui aussi ligué avec Broud. L’expression de stupeur et de consternation de Goov chassa sur-le-champ les soupçons de Brun.
— Mais je ne veux pas m’installer dans le foyer de Mog-ur ! s’exclama Goov. C’est son foyer depuis que nous avons découvert cette caverne. Le clan se sentait de plus en plus mal à l’aise devant les décisions du nouveau chef.
— J’ai décidé que tu t’y installeras ! s’écria Broud avec des gestes cassants, exaspéré par le refus de Goov.
Quand il avait surpris le regard furieux que posait sur lui le vieil infirme appuyé sur son bâton, il avait soudain pris conscience que le grand Mog-ur n’était plus le sorcier du clan. Qu’avait-il donc à redouter d’un boiteux difforme ? Et il lui était venu cette idée d’installer le servant au foyer de son ancien mog-ur, s’attendant à ce que Goov saute de joie, comme l’avait fait Vorn. Il s’était dit également qu’il s’assurerait ainsi la loyauté du nouveau mog-ur, à tout le moins sa reconnaissance. Mais dans son calcul simpliste, il avait méconnu la fidélité et l’affection que Goov avait toujours manifestées à l’égard de son mentor. Incapable de se contenir plus longtemps, Brun allait parler quand Ayla le prit de vitesse.
— Broud ! hurla-t-elle depuis sa place. Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne peux pas chasser Creb de son foyer ! (Elle s’avança vers lui, vibrante d’une juste colère.) Tu sais combien il souffre en hiver. Il a besoin d’un endroit bien abrité. (Ce n’était plus la femme du clan qui parlait mais la guérisseuse protégeant son malade.) C’est moi que tu veux atteindre à travers Creb ! Tu essaies de te venger de lui parce qu’il a pris soin de moi. Fais de moi ce que tu veux, Broud, mais laisse-le tranquille !