Elle se tenait maintenant devant lui, le dominant de toute sa haute taille en gesticulant furieusement.
— Qui t’a autorisée à parler, femme ? vociféra Broud.
Il lui envoya son poing fermé en direction de la figure, mais elle, réussit à esquiver le coup. Furieux d’avoir battu l’air sans résultat, Broud se jeta sur elle.
— Broud ! (Le cri de Brun figea sur place le nouveau chef, trop habitué à obéir à cette voix, tout particulièrement quand elle était lourde de colère.) Le foyer de Mog-ur restera le sien jusqu’à sa mort, qui surviendra bien assez tôt pour que tu n’aies pas besoin de t’en charger personnellement. Mog-ur a bien mérité cette place après avoir si longtemps et si bien servi le clan. Quel chef es-tu donc ? Quel homme es-tu pour profiter de ta position dans le misérable but de te venger d’une femme ? Une femme qui ne t’a jamais rien fait, Broud, et qui ne pourrait rien te faire, même si elle le voulait. Tu n’es pas un chef !
— Non, c’est toi qui n’es pas un chef, Brun, tu ne l’es plus. (Son premier réflexe de crainte passé, Broud avait repris conscience de sa position, et de celle de Brun.) C’est mon tour à présent ! C’est moi qui décide ! Tu as toujours pris son parti contre moi, tu l’as toujours protégée. Eh bien désormais, c’est terminé ! (Broud avait complètement perdu son sang-froid et gesticulait furieusement, décomposé par la rage.) Elle m’obéira ou elle sera maudite ! Et sa malédiction n’aura rien de temporaire ! Tu viens de voir une nouvelle preuve de son insolence et tu persistes à prendre sa défense. Non, Brun, tu ne peux rien pour elle. Elle mérite d’être maudite, et je vais la maudire ! Que dis-tu de ça, Brun ? Goov ! Maudis-la ! Maudis-la immédiatement ! Personne ne dira au nouveau chef ce qu’il a à faire, et surtout pas cette horrible femme. As-tu compris, Goov ? Maudis-la !
Creb avait bien essayé d’attirer l’attention d’Ayla quand elle s’était mise à invectiver Broud. Le vieillard se doutait de ce qui l’attendait et il lui était tout à fait indifférent de vivre au fond de la grotte. C’était Broud lui-même qui avait réveillé ses soupçons dès qu’il avait déclaré qu’il prendrait Ayla dans son foyer. C’était là une attitude trop responsable, trop conciliante pour ne pas cacher un coup bas. Mais malgré ses soupçons, Creb n’aurait jamais imaginé la terrible scène qui se déroulait sous ses yeux. Et quand il vit Broud ordonner à Goov de la maudire, toute velléité de résistance s’évanouit en lui. Il ne désirait pas en voir davantage. Il alla se réfugier d’un pas incertain à l’intérieur de la caverne. Ayla leva les yeux au moment même où il disparaissait dans la pénombre de la grotte.
Mais Creb n’était pas le seul à se sentir bouleversé ; le clan tout entier était en proie à la confusion la plus totale. Accoutumés à une vie trop ordonnée, trop assurée, trop liée aux traditions et aux habitudes, ils ne pouvaient concevoir le drame qui se déroulait devant eux. Ils étaient choqués par les décisions de Broud ; elles étaient contraires aux usages. Jamais on n’avait séparé un enfant de sa mère chez le Peuple du Clan. Le conflit ouvert entre Ayla et le nouveau chef les stupéfiait tout autant que la décision prise par Broud d’enlever à Creb son foyer pour le proposer à Goov... qui n’en voulait pas ! Enfin le sévère déni de Brun, ne reconnaissant plus sa qualité de chef à l’homme à qui il venait de remettre ses pouvoirs, les jetait dans un désarroi d’autant plus grand que Broud venait dans sa fureur d’ordonner à Goov de maudire Ayla !
Ayla tremblait de tous ses membres. Elle ne s’aperçut que la terre se mettait à trembler sous ses pieds qu’en voyant ses compagnons vaciller et perdre l’équilibre. Elle entendit alors le grondement terrifiant qui venait des entrailles de la terre.
— Duuuurc ! hurla-t-elle, et elle vit Uba se jeter sur l’enfant pour le protéger de son corps.
Ayla s’élançait vers eux quand soudain elle se rappela.
— Creb ! Il est à l’intérieur !
Elle courut vers la caverne en chancelant sur le sol frémissant. Au moment où elle allait atteindre l’entrée triangulaire de la grotte, tout un pan de roche se détacha de la paroi et vint s’écraser près d’elle. Ayla ne s’en aperçut même pas. Elle était en état de choc. Tous les souvenirs enfouis depuis sa prime enfance resurgissaient pêle-mêle. Dans le vacarme assourdissant du tremblement de terre, elle ne s’entendit pas crier le mot venu d’une langue depuis longtemps oubliée.
— Mamaaan !
Le sol se déroba sous ses pieds, puis se souleva de nouveau. Elle roula par terre, essayant désespérément de se relever quand, soudain, elle vit s’écrouler la voûte de la caverne. Tout autour d’elle, des blocs de roche se détachaient de la paroi, dévalant la pente à grand fracas jusqu’au ruisseau.
Dans la caverne, ce n’était qu’une pluie de pierre et de poussière, que ponctuait de temps à autre la chute de tout un pan de paroi ou d’un morceau de voûte. Dehors, les grands conifères se balançaient comme des géants ivres.
Une fissure dans la falaise, à l’est de l’entrée, face à la petite marc, s’ouvrit dans un grognement déchirant, et un torrent d’énormes pierres dévala la colline, arrachant tout sur son passage, dans un vacarme noyant les hurlements de terreur du clan.
Puis le tremblement de terre se calma. Quelques pierres se détachèrent encore de la montagne, rebondirent, roulèrent et finirent par s’arrêter. Hébétés, les membres du clan se relevèrent tant bien que mal et se mirent à errer au hasard en s’efforçant de retrouver leurs esprits. Mais ils ne tardèrent pas à se diriger tous vers Brun, autour duquel ils se regroupèrent. Il avait toujours représenté la sécurité et la stabilité à leurs yeux.
Mais Brun ne réagit pas. Il savait maintenant que, de toutes les décisions qu’il avait prises en tant que chef, celle de transmettre le pouvoir à Broud était de loin la plus mauvaise. Il mesurait à quel point il avait été aveugle. Même les qualités du garçon, son audace, sa témérité, Brun les voyait à présent comme la marque de son égoïsme et de son indifférence aux autres. Mais ce n’était pas à cause de cela que Brun s’abstenait d’intervenir. Broud était désormais le chef, pour le meilleur et pour le pire. Il était trop tard pour qu’il reprenne le commandement et forme un autre homme, bien qu’il sût que le clan le soutiendrait. Broud a dit qu’il n’y avait qu’un chef ici ; eh bien, montre-nous donc ce qu’est un chef, Broud, pensa Brun. Broud prendrait toutes les décisions qu’il voudrait, aussi dénuées de bon sens fussent-elles, Brun se promettait de ne pas s’en mêler.
Quand les membres du clan eurent compris que Brun n’avait pas l’intention de reprendre le commandement, ils finirent par se tourner vers Broud. Ils étaient habitués à leur hiérarchie, et Brun avait été un chef juste, dévoué à son clan, un homme fort et sage, qui ne prenait jamais une décision sans avoir longuement réfléchi mais qui savait aussi réagir promptement dans les moments difficiles. Ils n’avaient jamais eu à décider eux-mêmes de ce qu’ils allaient entreprendre ou pas. Même Broud s’était attendu à ce que Brun reprenne le commandement, mais quand il comprit ce qu’on attendait de lui, il essaya d’assumer ses responsabilités.
— Qui manque-t-il ? Quelqu’un est-il blessé ? demanda-t-il.
Il y eut quelques soupirs de soulagement. Quelqu’un se décidait enfin à faire quelque chose. Des groupes se formèrent par foyer, et miraculeusement, il sembla qu’il ne manquait personne. La plupart n’avaient que des blessures légères dues aux chutes de pierres. Il n’y avait pas une seule fracture.
— Où est Ayla ? s’écria soudain Uba.
— Je suis là, répondit la jeune femme qui se trouvait près de l’entrée de la caverne, comme hébétée.