Lentement, Brun se détourna de la femme qui l’implorait, d’une manière qui se voulait naturelle et non comme s’il évitait de la regarder. Mais elle avait vu dans ses yeux une brève lueur d’acquiescement. Cela lui suffisait. Elle savait qu’il l’avait entendue et qu’il protégerait Durc. Il l’avait promis à l’esprit de la mère du petit garçon. Tout s’était passé si vite, si brutalement, qu’elle n’avait pas eu le temps de lui adresser cette poignante requête plus tôt. Elle n’aurait jamais pu partir dans l’incertitude du sort de Durc. Elle pouvait à présent s’éloigner, certaine que Brun ne laisserait pas le fils de sa compagne faire du mal à son enfant.
Ayla se releva et se dirigea vers la caverne d’un pas assuré. Avant de parler à Brun, elle n’avait rien décidé quant à son départ, mais à présent sa résolution était prise. Elle relégua dans un coin de son esprit le chagrin que lui causait la mort de Creb, pour ne plus penser qu’à sa survie. Qu’elle prenne la direction du monde invisible ou une autre, elle ne se trouverait pas démunie de tout.
Elle ne s’était pas rendue compte de l’importance des dégâts à l’intérieur de la caverne, quand elle y avait pénétré la première fois. A présent, elle s’immobilisa un instant, tant les lieux étaient méconnaissables. Le sol n’était qu’un chaos de pierres et de roches. Le clan avait eu de la chance de se trouver assemblé dehors. S’arrachant à sa stupeur, elle se hâta vers le foyer de Creb. Si elle n’emportait pas tout ce qu’il lui fallait, elle mourrait à coup sûr. Elle déplaça une pierre tombée sur sa couche, secoua sa fourrure et se mit à empiler ses affaires dessus : son sac de guérisseuse, sa fronde, deux paires de chausses, des jambières, des moufles et un capuchon fourré ; son bol et une écuelle, une outre et des outils. Puis elle se rendit au fond de la caverne pour puiser dans les réserves des biscuits, de la viande séchée, des fruits et des graisses. En fouillant dans les décombres, elle découvrit des paquets enveloppés d’écorce de bouleau dans lesquels se trouvaient du suc d’érable, des noix, des fruits secs, des céréales pilées, des morceaux de viande et de poisson séchés ainsi que quelques légumes. Il n’y avait pas grand choix, si tard dans la saison, mais cela ferait l’affaire. Elle rangea toutes ces provisions dans son panier.
Elle ramassa la couverture dans laquelle elle portait Durc et y enfouit son visage, les larmes aux yeux. Elle n’en avait aucun besoin, mais elle la prit néanmoins pour emporter avec elle un objet qui lui rappellerait son fils. Elle s’habilla chaudement car le printemps venait à peine de commencer et il ferait froid dans les steppes. Elle n’avait pas encore réfléchi à la direction qu’elle prendrait, mais elle savait qu’elle se dirigerait vers le nord de la péninsule.
Au dernier moment, elle décida d’emporter aussi la tente en peaux qu’elle utilisait lorsqu’elle accompagnait les hommes à la chasse. Elle l’enroula sur le dessus de son grand panier, qu’elle attacha sur son dos avec des lanières, pour le maintenir bien en place. Elle regarda tout autour de ce foyer qui avait été le sien. Elle ne le reverrait plus jamais, pensa-t-elle en refoulant ses larmes. Un flot de souvenirs lui revint. La dernière image était celle de Creb. J’aurais bien aime savoir ce qui te causait tant de peine, Creb. Peut-être comprendrai-je un jour. Mais je suis heureuse que nous ayons pu parler tous les deux l’autre nuit, avant que tu nous quittes pour le monde des esprits.
Quand Ayla sortit de la caverne, tout le monde s’aperçut de sa présence, mais personne ne la regarda. Elle s’arrêta à la rivière pour y remplir son outre et cela éveilla un souvenir en elle. Avant de troubler la surface de l’eau, elle se pencha pour se regarder. Elle étudia soigneusement ses traits et ne se trouva pas aussi laide que la première fois. Mais ce n’était pas ce qui l’intéressait : elle voulait voir le visage des Autres.
Quand elle se releva, Durc essaya d’échapper à Uba.
Il se passait quelque chose concernant sa mère. Il ne savait pas quoi, mais cela ne lui plaisait pas. D’une secousse, il se libéra et courut vers Ayla.
— Tu t’en vas, lui reprocha-t-il, indigné de ne pas avoir été prévenu. Tu t’es préparée et tu t’en vas.
Ayla n’hésita qu’une fraction de seconde puis elle ouvrit les bras dans lesquels il se rua. Elle le souleva, le serra contre elle en refoulant ses larmes puis le reposa à terre en s’accroupissant pour être à sa hauteur. Elle le regarda droit dans ses grands yeux noirs.
— Oui, Durc, je m’en vais. Il faut que je m’en aille.
— Emmène-moi, marna. Emmène-moi ! Ne me laisse pas !
— Je ne peux pas t’emmener, Durc. Il faut que tu restes ici avec Uba. Elle prendra bien soin de toi, et Brun aussi.
— Je ne veux pas rester ici ! s’écria Durc avec violence. Je veux venir avec toi !
Uba venait vers eux pour éloigner Durc de l’esprit de sa mère. Ayla serra à nouveau son fils contre elle.
— Je t’aime, Durc. Ne l’oublie jamais. (Elle le prit et le mit dans les bras d’Uba.) Veille bien sur mon fils, Uba, dit-elle, captant le regard plein de tristesse de la jeune femme. Prends bien soin de lui... ma sœur.
Broud contemplait la scène avec une fureur grandissante. Cette femme était morte, elle n’était plus qu’un esprit. Pourquoi ne se comportait-elle pas comme un esprit ? Pourquoi certains membres de son clan ne la traitaient-ils pas comme l’esprit qu’elle était devenue ?
— C’est un esprit, dit-il avec rage. Elle est morte. Vous ne le savez donc pas ?
Ayla se dirigea droit sur lui, le toisant de toute sa hauteur. Lui-même avait du mal à ne pas la voir. Il essaya de l’ignorer, et il y serait peut-être parvenu si elle avait été assise à ses pieds comme toute autre femme.
— Je ne suis pas morte, Broud, lui dit-elle avec défi. Je ne mourrai pas. Tu ne peux pas me faire mourir. Tu peux me chasser, me prendre mon fils, mais tu ne peux pas me faire mourir !
Broud était partagé entre la rage et la terreur. Il leva le poing, animé d’une violente envie de la frapper, mais il interrompit son geste, craignant de la toucher. C’est une ruse, se dit-il. La ruse d’un esprit. Elle est morte. Elle a été maudite.
— Frappe-moi, Broud. Vas-y, frappe-moi, et tu verras que je ne suis pas morte.
Broud se tourna vers Brun pour éviter de la regarder. Il rabaissa son bras, gêné de ne pouvoir donner à son geste un air plus naturel. Il ne l’avait pas touchée, mais il craignait que le simple fait d’avoir levé le poing sur elle ne constitue une manière de reconnaître son existence. Il essaya de détourner le mauvais sort sur Brun.
— Ne crois pas que je ne t’ai pas vu, Brun. Tu lui as répondu quand elle t’a parlé avant d’entrer dans la caverne. C’est un esprit. Tu vas nous porter malheur à tous, lança-t-il, accusateur.
— A moi seul, Broud, et j’ai eu plus que ma part de malheur, répondit Brun. Mais quand l’as-tu vue me parler ? Quand l’as-tu vue entrer dans la caverne ? Pourquoi as-tu fait mine de frapper l’esprit ? Tu ne comprends toujours pas, n’est-ce pas ? Tu as reconnu son existence, Broud. Elle t’a vaincu. Tu l’as accablée autant que tu le pouvais, tu es allé jusqu’à la maudire. Elle est morte, et c’est pourtant elle qui gagne. C’était une femme, mais elle était plus courageuse que toi, Broud, plus déterminée, plus maîtresse d’elle-même. Elle méritait d’être un homme plus que toi. C’est elle qui aurait dû être le fils de ma compagne.
Ayla fut surprise par la sortie de Brun. Durc se débattait tant et plus pour la suivre et l’appelait. Elle ne put le supporter davantage et s’empressa de partir. En passant devant Brun, elle lui fit un signe de tête et un geste de gratitude. Quand elle eut atteint l’escarpement, elle se retourna une dernière fois. Elle aperçut Brun qui levait la main comme pour se gratter le nez, mais cela ressemblait fort à un geste d’adieu, celui que leur avait fait Norg quand ils l’avaient quitté après le Rassemblement du Clan. C’était comme si Brun lui avait dit « Qu’Ursus t’accompagne. »