Iza devina qu’ils allaient probablement revenir sur leurs pas, après avoir escaladé en vain les pentes raides de la montagne. Les nuages qui s’amoncelaient et la pluie menaçante jetaient un voile lugubre sur les voyageurs désemparés. Iza déposa Ayla sur le sol et se débarrassa de son fardeau. Profitant pleinement de la liberté de mouvement que lui offrait de nouveau sa jambe en voie de guérison, l’enfant gambadait joyeusement. Quelques instants plus tard, Iza la vit disparaître derrière un gros épaulement rocheux. Elle ne tenait pas à ce que la fillette s’éloigne trop. La discussion des hommes pouvait prendre fin d’un moment à l’autre, et Brun verrait assurément d’un fort mauvais œil leur départ retardé par sa faute. Elle s’élança à sa recherche, et à peine eut-elle contourné la roche qu’elle aperçut Ayla, mais ce qu’elle découvrit au-delà de la fillette lui fit battre le cœur à tout rompre.
Elle fit aussitôt demi-tour, jetant force regards par-dessus son épaule. N’osant pas interrompre Brun et ses hommes, en plein conseil, elle attendit impatiemment que la discussion prît fin. Brun devina en la voyant qu’il se passait quelque chose d’anormal. Dès que les hommes se préparèrent, Iza se précipita vers lui et s’assit les yeux baissés, position qui indiquait son désir de lui parler. Il était libre de lui accorder la parole ou de la refuser ; le choix lui appartenait entièrement. S’il ignorait sa présence, elle n’aurait pas le droit de lui dire ce qui la préoccupait.
Brun se demanda ce qu’elle voulait. Il avait remarqué la fugue de la petite fille ; rien ou presque de ce qui se passait dans le clan ne lui échappait, mais des problèmes plus pressants l’occupaient. Il doit s’agir de l’enfant, pensa-t-il avec déplaisir, et il fut tenté de négliger la requête d’Iza. Quoi qu’en dise Mog-ur, Brun ne voyait pas d’un œil serein la présence de la fillette. En levant les yeux, il rencontra le regard du sorcier. Il s’efforça de deviner les pensées de l’infirme, mais ne put parvenir à pénétrer le visage impassible.
Brun reporta son regard sur la femme assise à ses pieds, visiblement très agitée. Il n’était pas insensible à sa sœur qu’il estimait tout particulièrement. Elle s’était toujours bien conduite, donnait l’exemple aux autres femmes et l’avait rarement importuné avec des demandes futiles. Peut-être devrait-il la laisser parler ; il n’était pas obligé de satisfaire l’objet de sa requête. Il tendit le bras et lui tapa sur l’épaule.
Iza, à ce geste, expira bruyamment ; elle ne s’était pas rendue compte qu’elle avait durant tout ce temps retenu son souffle. Il l’autorisait à parler ! Il avait mis si longtemps à se décider qu’elle était persuadée de recevoir un refus. Elle se releva et, pointant le doigt en direction de l’arête rocheuse, elle prononça un seul mot :
— Caverne !
4
Brun partit aussitôt dans la direction que lui indiquait Iza. A peine eut-il tourné l’arête rocheuse qu’il s’arrêta net, fasciné par ce qui s’offrait à sa vue. Une bouffée d’enthousiasme l’envahit soudain. Une caverne ! Et quelle caverne ! Il sut dès le premier instant que c’était celle qu’il cherchait, mais il lutta néanmoins pour contrôler son émotion et refréner ses espoirs. Il s’obligea à concentrer son attention sur les possibilités qu’elle offrait ainsi que sur son emplacement et ne remarqua même pas la petite fille.
Il se trouvait à une centaine de mètres mais, même de là, l’entrée de la caverne, de forme grossièrement triangulaire, laissait présager un espace intérieur plus que suffisant pour y loger à l’aise tout le clan. Elle était orientée plein sud, bénéficiant ainsi du soleil pendant la majeure partie de la journée. Brun inspecta rapidement les environs. Deux falaises escarpées, l’une au nord et l’autre au sud-est, protégeaient un ruisseau qui coulait le long d’une pente douce, ajoutant un atout supplémentaire à une liste déjà longue. C’était le site le plus exceptionnel qu’il eût jamais vu. Contenant sa joie, il fit signe à Grod et à Creb de le rejoindre pour examiner la caverne de plus près.
Les deux hommes accoururent vers leur chef, suivis par Iza qui venait chercher Ayla. Elle en profita, elle aussi, pour jeter un coup d’œil circonspect à la caverne et hocha la tête avec satisfaction, avant de s’en retourner avec l’enfant vers le reste du clan tout agité d’impatience. L’émotion réprimée de Brun ne leur avait pas échappé, et ils avaient deviné la découverte d’une caverne offrant de bonnes possibilités. Perçant les sombres nuages accumulés au-dessus d’eux, des rayons de soleil semblaient confirmer leurs espoirs.
Brun et Grod se saisirent de leurs épieux en s’approchant de la grotte. Ils ne remarquèrent aucun signe de vie humaine, ce qui ne leur garantissait pas pour autant qu’elle fût inhabitée. Des oiseaux entraient et sortaient inlassablement, voletant, gazouillant, et décrivant de larges cercles. Leur présence est de bon augure, pensa Mog-ur. Ils s’avancèrent avec prudence, longeant l’entrée, tandis que Brun et Grod cherchaient attentivement des empreintes ou des excréments d’animaux. Les plus récents dataient de plusieurs jours. Les impressionnantes marques de dents laissées sur de gros ossements par de puissantes mâchoires en disaient long sur les hôtes de ces lieux : une bande de hyènes avait trouvé refuge dans la caverne. Les charognards avaient attaqué un vieux daim dont ils avaient traîné la carcasse à l’intérieur pour finir leur repas en paix dans une relative sécurité.
Sur le côté ouest de l’entrée, tapie au milieu d’un épais taillis, se trouvait une petite mare, dont le trop-plein, suivant la pente, se déversait plus bas dans le cours d’eau. Pendant que les deux autres attendaient, Brun suivit le bras d’eau jusqu’à sa source. Elle surgissait un peu plus haut d’une anfractuosité dans la roche moussue qui formait un des côtés de la caverne. Une eau vive, fraîche et pure, y jaillissait. Brun rejoignit ses compagnons, comptant la mare et la source dans la liste des avantages du lieu. Le site en lui-même était excellent, mais c’est de la caverne elle-même que dépendait la décision.
Les trois hommes franchirent le seuil de l’entrée triangulaire percée dans la montagne et pénétrèrent, leurs sens en alerte, à l’intérieur, sans s’écarter de la paroi rocheuse. Une fois leurs yeux accoutumés à l’obscurité, ils regardèrent autour d’eux avec stupéfaction. Un haut plafond voûté surplombait une immense salle suffisamment spacieuse pour contenir plusieurs clans comme le leur. Ils longèrent la roche dans l’espoir de découvrir des ouvertures susceptibles de les conduire plus avant dans les tréfonds de la montagne. Au fond de la salle, une seconde source jaillissait du mur pour former une petite mare sombre. Juste au-delà, la paroi de la caverne tournait brusquement en direction de l’entrée et, en suivant le côté opposé, les trois hommes aperçurent, à la lueur croissante du jour, une faille noire dans la pierre grisâtre. D’un geste, Brun signifia à Creb de s’arrêter et, s’approchant de la fissure avec Grod, en scruta les profondeurs. Il y faisait nuit noire.
— Grod ! ordonna Brun, joignant le geste propre à lui faire comprendre ce dont il avait besoin.
Le chef en second sortit précipitamment de la caverne. Il passa rapidement en revue la végétation qui croissait alentour et se dirigea vers un petit bosquet de sapins argentés. Des coulées de résine solidifiée faisaient des plaques brillantes sur les troncs. Grod arracha un morceau d’écorce scintillant de gouttes de résine, cassa quelques branches mortes à la base du sapin sous les premiers rameaux d’aiguilles vertes puis, retirant d’un pli de son vêtement une hache à la pierre effilée, trancha et dépouilla prestement une branche verte. A l’aide de quelques longues herbes, il attacha à l’extrémité de la branche l’écorce résineuse et des brindilles sèches et, après avoir extrait avec précaution le charbon ardent de la corne d’aurochs suspendue à sa ceinture, il l’approcha de la résine et se mit à souffler dessus. Un instant plus tard, il regagnait en courant la caverne, une torche enflammée à la main.