Les enfants avaient toujours intrigué Creb. Souvent, assis parmi les siens et apparemment plongé dans ses pensées, il les observait à l’insu de tous. L’un d’eux, un petit garçon costaud de six mois environ, avait coutume de brailler d’un air agressif chaque fois qu’il avait faim. Depuis sa naissance, Creb l’avait toujours vu fourrer son petit nez dans la douce poitrine de sa mère pour y trouver le sein, puis pousser des grognements de plaisir tout en tétant. Le petit Borg, pensa Creb en souriant, lui rappelait le porc sauvage qu’il venait de voir et d’entendre grogner tout en fouillant le sol de son groin. Le sanglier était un animal intelligent, digne de respect, dont les redoutables défenses se révélaient capables d’infliger de sérieuses blessures à qui le mettait en colère, et dont les courtes pattes devenaient d’une surprenante vivacité lorsqu’il décidait de charger. Il n’était de chasseur qui aurait dédaigné un tel totem. Et puis il convenait tout particulièrement à la nouvelle caverne, car l’esprit du sanglier habitait ces bois. Un sanglier donc, décida Creb, convaincu que le totem de l’enfant lui était apparu à dessein.
Satisfait de son choix, Mog-ur tourna son attention vers l’autre enfant. Ona, dont la mère avait perdu son compagnon lors du tremblement de terre, était née peu de temps avant le cataclysme. Vorn, son frère de quatre ans, était le seul mâle au foyer. Il faudra bientôt trouver à Aga un nouveau compagnon, songea le sorcier, un homme qui saura prendre soin également d’Aba, sa vieille mère. Mais ceci est l’affaire de Brun ; c’est à Ona qu’il me faut penser, non à sa mère.
Les filles avaient besoin de totems plus paisibles, moins puissants que ceux des garçons, si elles désiraient porter des enfants. Creb songea à Iza, dont le totem, une antilope saïga, avait longtemps mis en échec celui de son compagnon... un problème qui avait souvent occupé les réflexions de Mog-ur. Iza connaissait bien plus la magie qu’on ne le supposait, et cependant elle n’avait pas trouvé le bonheur avec l’homme qu’on lui avait donné. Creb ne trouvait rien à reprocher à sa sœur ; elle s’était toujours parfaitement conduite envers cet homme. Celui-ci était mort, à présent. Mog-ur allait le remplacer. Naturellement, il n’aurait pas de rapports physiques avec Iza. Elle était sa sœur, et ce serait contraire à toutes les coutumes. Par ailleurs, ce genre de désir était depuis longtemps étranger à Creb. Iza avait toujours été de bonne compagnie, s’occupant avec diligence de lui depuis des années, et ce n’en serait que plus agréable aujourd’hui que son ancien compagnon avait disparu. Et puis il y avait Ayla. Creb éprouva une bouffée d’émotion au souvenir de ses petits bras autour de son cou. Plus tard, se rappela-t-il à l’ordre. D’abord, Ona.
Ona était une enfant tranquille et facile, qui posait souvent sur lui un regard grave. Ses petits yeux tout ronds examinaient chaque chose avec un vif intérêt silencieux, sans que rien leur échappât, semblait-il. L’image d’un hibou lui traversa l’esprit. Était-ce un totem trop puissant ? Le hibou chasse, pensa-t-il, mais il ne s’attaque qu’aux petits animaux. Lorsqu’une femme possède un totem puissant, celui de son époux doit être plus puissant encore. Mais peut-être Ona aura-t-elle besoin d’un homme capable de lui assurer une forte protection, un homme ayant un totem plus fort que le sien. Le hibou donc, décida-t-il. Toutes les femmes doivent prendre des époux aux totems puissants. Est-ce la raison pour laquelle je n’ai jamais eu de compagne ? se demanda Creb. Quelle protection peut bien apporter un chevreuil ? Il y avait longtemps que Creb n’avait pensé à son totem, le doux et timide chevreuil. Il gîte lui aussi dans les forêts impénétrables, tout comme l’ours, se rappela-t-il soudain. Le sorcier était l’un des rares à posséder deux totems. Le chevreuil était celui de Creb, Ursus celui de Mog-ur.
Ursus Spelaeus, l’ours des cavernes, massif végétarien qui surpassait largement en taille ses cousins omnivores, près de deux fois plus petits que lui et trois fois plus légers, le plus grand ours qui n’ait jamais existé, était généralement lent à se mettre en colère. Mais un jour, une femelle irritée attaqua un petit garçon boiteux et sans défense qui musardait un peu trop près de ses oursons. La mère découvrit l’enfant déchiqueté et en sang, un œil arraché ainsi que la moitié du visage, et ce fut elle qui le ramena à la vie. Elle amputa au niveau du coude le bras paralysé et inutile, broyé par l’énorme bête à la force colossale. Ce petit garçon s’appelait Creb. A quelque temps de là, le mog-ur en exercice choisit pour servant l’enfant estropié et défiguré, lui apprenant qu’Ursus l’avait choisi, éprouvé et considéré digne de lui, emportant l’un de ses yeux comme gage de sa protection. Il devait maintenant se sentir fier de ses cicatrices, lui recommanda-t-il, car elles représentaient les marques de son nouveau totem.
Ursus ne permit jamais à l’esprit de Creb d’être englouti par une femme pour reproduire un enfant ; l’Ours des Cavernes n’offrait sa protection qu’après avoir éprouvé ses élus. Si ces derniers étaient forts peu nombreux, les survivants à ses épreuves l’étaient encore moins. La perte d’un œil était un lourd tribut à payer, mais Creb n’en ressentait aucune amertume. Il était Mog-ur et possédait l’intime conviction qu’Ursus n’avait jamais, au grand jamais, investi les précédents sorciers d’un pouvoir aussi formidable que le sien.
Saisissant son amulette, il pria l’esprit du Grand Ours de lui révéler celui du totem protecteur de la fillette née parmi les Autres. C’était là demander beaucoup, et il n’était pas certain que le message lui parviendrait. Il concentra ses pensées sur l’enfant et le peu de choses qu’il savait d’elle. Elle était intrépide, pensa-t-il. Elle m’a ouvertement manifesté son affection, sans peur ni crainte de la censure du clan. Voilà qui est rare chez une fille ; les filles ont plutôt tendance à se cacher derrière leur mère. Elle est curieuse et vive. Une image commença à se former dans son esprit, mais il la chassa. Non, c’est une fille, elle a besoin d’un totem féminin. Malgré ses efforts de concentration, l’image demeura persistante. Cette fois, il décida de ne pas l’écarter peut-être le mènerait-elle quelque part.
Il vit une troupe de lions en train de se chauffer paresseusement au soleil d’été dans les hautes herbes de la steppe. L’un des deux lionceaux était une petite femelle, destinée à devenir la chasseresse de la troupe. Elle jouait avec intrépidité et donnait des coups de patte sur le museau d’un gros lion. Des coups de patte audacieux et en même temps légers comme des caresses. Le lion finit par la repousser tendrement et, l’immobilisant sous son énorme patte, se mit à la lécher de sa langue rugueuse. Les lions des cavernes élevaient eux aussi leurs petits avec amour et fermeté, pensa Creb, en se demandant pourquoi lui était apparue cette scène de félicité domestique.
Mog-ur fit encore quelques efforts pour dissiper sa vision, mais la scène ne s’évanouit nullement.
— Ursus, serait-ce le Lion des Cavernes ? Ce n’est pas possible. C’est un totem trop puissant pour une femme. A quel homme pourra-t-elle s’accoupler ?
Le Lion des Cavernes n’était le totem d’aucun homme du clan, et n’apparaissait que fort rarement dans les autres clans. Il vit en imagination la maigre fillette, aux bras et aux jambes droits, au visage plat et au front bombé, si pâle ; même ses yeux étaient trop clairs. Elle deviendrait une femme hideuse et aucun homme ne voudrait d’elle, se dit Mog-ur. La pensée de sa propre laideur lui traversa l’esprit, et il se rappela comment les femmes l’évitaient, surtout quand il était jeune. Peut-être aura-t-elle besoin d’un totem puissant si elle ne doit jamais trouver d’homme pour veiller sur elle. Mais tout de même, un Lion des Cavernes ! Il essaya de se souvenir s’il y avait jamais eu une femme parmi le Peuple du Clan à avoir le grand félin pour totem.