J’oubliais qu’elle n’est pas des nôtres mais elle bénéficie d’une protection puissante, sinon elle n’aurait jamais survécu à ses épreuves. Elle serait morte sous les crocs de ce lion. Cette pensée se cristallisa dans son esprit. Le Lion des Cavernes ! Il l’avait attaquée sans la tuer... Voulait-il l’éprouver ? Une autre idée lui vint, et il frissonna. Le doute n’était plus permis. Brun lui-même ne pourrait faire la moindre objection. Le lion des cavernes l’avait marquée à la cuisse gauche de quatre sillons parallèles dont elle porterait toute sa vie les cicatrices. Or les rites de l’âge adulte exigeaient que Mog-ur marque du signe de son totem le corps d’un homme jeune, et le signe du Lion des Cavernes était justement quatre entailles parallèles dans la cuisse.
Les garçons sont marqués sur la cuisse droite ; mais Ayla est une fille, et les marques sont bien les mêmes, songea-t-il. Que n’y ai-je pensé plus tôt ! Le lion, conscient de la difficulté qu’aurait le clan à accepter une étrangère, l’a marquée du signe de son totem. Il désire qu’elle vive parmi nous, c’est pourquoi il l’a éloignée de son peuple. Mais pour quelle raison ? Le sorcier se sentit soudain mal à l’aise. S’il avait eu notion de ce concept, il y aurait vu un pressentiment. Dans l’état des choses, il éprouvait une vague appréhension mêlée d’un étrange espoir.
Mog-ur se ressaisit. Jamais un totem ne s’était imposé à son esprit d’une manière aussi impérieuse, et c’était cela précisément qui l’inquiétait. Le Lion des Cavernes est son totem. Il l’a choisie exactement comme Ursus m’a choisi. Mog-ur plongea son regard dans les sombres orbites du crâne posé devant lui. Avec une sincère humilité, il s’émerveilla de la façon dont les esprits parvenaient à se faire comprendre. Tout était clair, à présent. Un profond soulagement l’envahit en même temps que subsistait une question. Pourquoi cette petite fille avait-elle besoin d’une protection aussi grande ?
5
Les branches feuillues se balançaient doucement sous la brise du soir, silhouettes dansantes se découpant sur le ciel assombri. Le camp silencieux se préparait pour la nuit. A la faible lueur des braises du foyer, Iza vérifiait le contenu de ses bourses de peau rangées en bon ordre sur sa couverture, tout en jetant des regards inquiets dans la direction où elle avait vu disparaître Creb. Elle n’aimait pas le savoir seul, dans des bois inconnus, sans armes pour se défendre. La fillette dormait déjà et, à mesure que la nuit tombait, l’inquiétude de la guérisseuse grandissait.
Quelques instants plus tôt, elle était allée se rendre compte de la variété des plantes qui poussaient aux alentours de la caverne, désireuse de réapprovisionner et d’étendre sa pharmacopée. Elle ne se séparait jamais de son sac en loutre où elle serrait des feuilles séchées, des fleurs, des racines, des graines et des écorces, mais c’était là sa trousse d’urgence. Dans la nouvelle grotte, elle disposerait de tout l’espace voulu pour stocker et conserver toutes les plantes médicinales dont elle pourrait faire moisson.
Iza vit enfin arriver en claudiquant le vieux sorcier et, soulagée, elle s’empressa de mettre à chauffer son repas et de faire bouillir de l’eau pour son infusion favorite. Il s’approcha, silhouette voûtée par la fatigue, et s’assit à ses côtés pendant qu’elle rangeait ses bourses dans le sac en peau de loutre.
— Comment va l’enfant ce soir ? lui demanda-t-il par gestes.
— Mieux. Elle n’a presque plus mal. Elle t’a réclamé, répondit Iza.
— Tu lui feras une amulette demain matin, Iza.
La femme baissa la tête en signe d’acquiescement puis, incapable de rester en place tant sa joie était grande, elle se précipita pour surveiller le repas. Ayla allait rester parmi eux. Creb a parlé à son totem, se dit-elle, le cœur battant. Les mères de deux autres enfants leur avaient confectionné des amulettes ce jour même, au vu et au su de tous, pour que l’on sache que leurs rejetons connaîtraient bientôt leurs totems lors de la cérémonie de consécration de la caverne. Cette coïncidence était pour eux un présage de chance, et les deux mères ne s’en montraient pas peu fières. Pourquoi Creb s’était-il absenté si longtemps ? Il devait avoir eu du mal à découvrir le totem d’Ayla, songea Iza, s’abstenant de poser la moindre question à Creb, qui d’ailleurs ne lui aurait sans doute pas répondu.
Elle déposa le repas devant son frère, et de l’infusion pour tous les deux. Assis l’un près de l’autre, ils se sentaient envahis par une douce et réconfortante tendresse. Quand Creb eut fini de manger, ils étaient les seuls du clan à être encore éveillés.
— Les chasseurs partiront dans la matinée, dit Creb. S’ils font une bonne chasse, la cérémonie se déroulera le lendemain. Tu seras prête ?
— Je viens de vérifier, il me reste suffisamment de racines. Je serai prête, lui indiqua Iza en montrant sa petite sacoche.
Celle-ci était différente des autres. Le cuir en avait été teint en brun-rouge foncé, avec une poudre d’ocre rouge mélangée à la graisse d’ours qui avait servi à tanner la peau. Aucune autre femme ne possédait rien de teint en rouge sacré, mais toutes portaient sur leurs amulettes une petite marque d’ocre rouge.
— Je me purifierai demain matin, ajouta-t-elle.
Pour tout commentaire, Creb se contenta d’un grognement. C’était là une forme de réponse coutumière aux hommes lorsqu’ils s’adressaient à une femme. Ils restèrent un long moment silencieux, puis Creb posa son bol et regarda sa sœur.
— Mog-ur va s’occuper de toi et de la fillette ; de ton enfant à naître aussi, si c’est une fille. Tu partageras mon feu dans la nouvelle caverne, Iza, dit-il.
Et, s’aidant de son bâton, il se redressa avec peine et s’en fut se coucher.
Iza, qui avait commencé de se lever, se rassit lourdement sur le sol, stupéfaite par cette déclaration. C’était la dernière chose à laquelle elle se fût attendue. Depuis la disparition de son compagnon, elle savait qu’un autre homme allait devoir se charger d’elle. Elle s’était en vain efforcée de chasser de son esprit cette préoccupation, car le choix d’un compagnon n’était pas de son ressort mais de celui de Brun. Elle ne pouvait que passer en revue les hommes qui pourraient lui échoir.
Il y avait Droog, seul depuis la mort de la mère de Goov. Iza le respectait. Il était le meilleur tailleur d’outils du clan. N’importe qui était capable de tailler un bloc de silex pour confectionner un coup-de-poing ou un grattoir, mais Droog possédait un authentique talent, faisant voler d’un seul coup des éclats de la taille et de la forme qu’il avait choisies. Ses couteaux, ses grattoirs et autres instruments étaient hautement prisés. Si elle avait été libre de le faire, Iza aurait choisi Droog entre tous. Il s’était montré bon envers la mère du servant de Mog-ur, et il y avait toujours eu entre elle et lui une relation affectueuse.
Cependant, il était plus probable qu’Aga serait donnée au tailleur de pierres. Elle était plus jeune qu’Iza et déjà mère de deux enfants. Son fils, Vorn, aurait bientôt besoin de la présence d’un homme pour assumer son éducation en matière de chasse, et il en fallait un aussi à la petite Ona pour prendre soin d’elle. Droog accepterait sans doute aussi Aba, la vieille mère d’Aga. Toutes ces responsabilités bouleverseraient la vie jusqu’ici tranquille et rangée du tailleur de pierres. Aga était parfois sujette à des sautes d’humeur, et elle n’avait pas la compréhension qu’avait toujours manifestée la mère de Goov, mais ce dernier fonderait bientôt son propre foyer, et Droog avait besoin d’une femme.