Par ailleurs, il était impensable qu’elle fût unie à Goov, qui était bien trop jeune. Jamais Brun ne lui donnerait une vieille femme pour compagne. Iza aurait le sentiment d’être sa mère plus que sa femme.
Iza avait songé à partager le foyer de Grod et d’Uka qui vivaient avec Zoug, le compagnon de la mère de Grod. Grod était un homme distant et peu disert, mais dépourvu de toute cruauté, et sa loyauté envers Brun ne faisait aucun doute. Il n’aurait pas déplu à Iza de devenir la seconde compagne de Grod, mais Usa était la sœur d’Ebra et elle n’avait jamais pardonné à Iza son rang qui lui portait ombrage. En outre, elle ne s’était jamais consolée de la mort de son jeune fils, et pas même sa fille Ovra ne parvenait à adoucir son chagrin. Ce foyer était trop mélancolique pour le goût d’Iza.
Quant au foyer de Crug, elle y avait à peine songé. Ika, sa compagne, la mère de Borg, était une femme ouverte et aimable. Et la réticence d’Iza tenait précisément au fait que ces deux-là étaient trop jeunes pour elle, et puis elle ne s’était jamais bien entendue avec Dorv, le compagnon de la mère d’Ika, qui partageait le foyer des jeunes gens.
Restait Brun, dont elle ne pouvait devenir la seconde épouse, du fait qu’elle était née de la même mère bien que son rang de guérisseuse eût pu lui permettre de surmonter cet interdit. Iza n’était pas comme cette vieille femme qui avait rejoint le monde des esprits durant le tremblement de terre. Celle-là était veuve et venait d’un autre clan. Hébergée de foyer en foyer, sans position, elle n’avait jamais été qu’une charge pour les uns et les autres.
L’idée de partager le foyer de Creb ne l’avait pas effleurée un seul instant. Il n’était dans le clan d’homme ou de femme auxquels elle fût plus attachée. De plus, il aimait Ayla, elle en était persuadée. C’était là un arrangement parfait, à moins qu’elle ne donnât le jour à un garçon. Un garçon avait besoin d’un homme qui lui apprenne à chasser, et Creb n’était pas un chasseur.
Iza envisagea un moment de prendre une potion pour perdre l’enfant qu’elle attendait et s’assurer ainsi, une fois pour toutes, de ne pas avoir un garçon. Mais sa grossesse était bien avancée, et elle savait qu’elle désirait vraiment ce bébé. Malgré son âge, Iza avait de fortes chances de mener cet enfant à terme, et les enfants étaient trop précieux pour qu’on s’en débarrasse aussi légèrement. Je demanderai à mon totem de me donner une fille, décida-t-elle. L’esprit de mon totem sait que j’ai toujours voulu une fille ; ne lui ai-je pas promis de prendre grand soin de moi, afin que l’enfant naisse en bonne santé, à la condition que ce soit une fille ?
Iza n’ignorait pas que des femmes de son âge risquaient d’avoir des problèmes, et elle avait veillé à prendre des aliments et des remèdes favorisant une bonne gestation. Bien qu’elle n’eût jamais enfanté, Iza en connaissait plus sur la question que la plupart des femmes. Elle surveillait les grossesses, participait aux accouchements, dispensant volontiers ses connaissances. Mais il y avait certains remèdes, dont les formules se transmettaient de mère à fille, qui étaient tellement secrets qu’Iza serait morte plutôt que de les révéler, particulièrement aux hommes, car ils en auraient interdit absolument l’usage.
Si le secret avait pu être ainsi gardé, la raison en était que personne, homme ou femme, ne questionnait jamais une guérisseuse sur sa magie. Cette discrétion était presque une loi. Toute guérisseuse pouvait partager son savoir avec quiconque en manifestait sincèrement l’intérêt, mais elle se gardait bien d’aborder certains aspects de son art, car serait-il venu à l’esprit d’un homme de la questionner à ce propos, elle n’aurait pas pu refuser de lui répondre, de même qu’elle aurait été incapable de lui mentir. Le mode de communication dépendait trop des gestes, des expressions et des attitudes pour que tout mensonge ne fût pas détectable. La notion même de mensonge était absente des pensées, et les seules tentatives de dissimulation qui pouvaient parfois se produire se bornaient à une réticence à parler, réticence qui, par ailleurs, était souvent tolérée.
Iza tenait de sa mère de nombreux remèdes magiques et secrets qu’elle avait utilisés sans jamais en parler à personne. L’un d’entre eux était destiné à empêcher la conception, à empêcher l’esprit du totem d’un homme de concevoir un enfant. Son compagnon n’avait jamais songé à lui demander pourquoi elle n’avait pas d’enfant. Il la croyait dotée d’un totem trop puissant pour une femme et s’en plaignait fréquemment aux autres. Mais Iza désirait par-dessus tout l’humilier aux yeux du clan. Elle voulait que le clan sache que le totem de l’homme était impuissant à briser les défenses du sien, que le fluide de son propre ventre était plus fort que le fluide de l’homme, et que celui-ci pouvait toujours la battre, il n’y changerait rien.
L’homme lui infligeait de sévères corrections destinées à soumettre son totem, mais Iza savait qu’il prenait plaisir à ces sévices. Elle avait détesté cet homme avant même qu’on le lui donne pour compagnon. Elle avait supplié sa mère mais celle-ci ne pouvait rien pour elle. Iza était la guérisseuse, et son haut rang dans le clan était comme un défi pour cet homme envieux qui n’avait pas supporté de voir sa virilité mise en question par la stérilité de sa compagne. Ne pouvant la dominer en la fécondant, il s’était mis à la battre.
Iza savait que Brun désapprouvait un tel comportement et elle était sûre qu’il n’aurait pas fait de cet homme son compagnon, s’il avait été chef du clan à ce moment-là. Brun ne tenait pas pour une preuve de force la domination physique d’une femme. Le Peuple du Clan considérait comme indigne d’un homme de s’en prendre à un adversaire plus faible ou de se laisser emporter à cause d’une femme. Un homme devait se faire obéir d’une femme sans violence, il devait chasser et pourvoir son foyer de la nourriture nécessaire, sans montrer de signe de douleur quand il souffrait. Il arrivait que des hommes corrigent des femmes coupables de manquements à la discipline établie, mais peu en faisaient une pratique, encore moins un plaisir.
Quand Creb s’était installé avec eux, son compagnon avait pensé en tirer un bénéfice. En effet, Iza n’était pas seulement la guérisseuse du clan mais elle était également celle qui cuisinait pour Mog-ur. L’homme s’était imaginé que le reste du clan croirait que le sorcier l’initiait à sa magie. En réalité, Creb lui prêtait tout juste attention et, bien qu’il n’en dît jamais rien, n’appréciait pas la brutalité du compagnon de sa sœur.
Malgré les coups, Iza n’en avait pas moins continué à faire usage de ses potions contraceptives. Toutefois, lorsqu’elle se découvrit enceinte, elle accepta son sort avec résignation. Un moment elle pensa que le totem de son compagnon avait finalement vaincu le sien mais le tremblement de terre sembla le démentir : si le totem de l’homme avait été si fort, pourquoi l’avait-il soudain abandonné ? S’il avait survécu au cataclysme, Iza aurait probablement provoqué une fausse couche. Sa mort l’en avait dissuadée, et elle s’était accrochée à l’espoir de donner le jour à une fille, afin de prolonger sa lignée de guérisseuses. A présent, ce désir d’une fille était d’autant plus fort que cela lui permettrait de vivre aux côtés de Creb.