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Brun, une main en visière pour s’abriter les yeux de l’éclat du soleil, étudia longuement les bêtes défilant très lentement devant eux, pour choisir la proie qui leur conviendrait le mieux. A le voir, il eût été difficile de deviner l’état de tension extrême qui était le sien. Seul un battement aux tempes et ses mâchoires serrées trahissaient sa nervosité. Il participait à la chasse la plus importante de sa vie, celle dont dépendait leur installation dans la nouvelle caverne. Une bonne chasse non seulement fournirait la viande indispensable au festin qui allait accompagner la cérémonie d’inauguration, mais elle serait la preuve que les totems du clan approuvaient leur choix. Si les chasseurs rentraient bredouilles, le clan se verrait contraint de repartir en quête d’une caverne plus digne des esprits protecteurs. C’était ainsi que les totems se faisaient comprendre quand un choix était malheureux. Brun se sentait toutefois rassuré devant ce troupeau de bisons, incarnations de son propre totem.

Il jeta un coup d’œil à ses chasseurs qui attendaient anxieusement son signal. L’attente constituait de loin le moment le plus pénible, mais tout mouvement prématuré pouvait compromettre l’issue de l’expédition. Dans la mesure du possible, Brun entendait mettre toutes les chances de son côté. Il surprit l’expression inquiète de Broud et, l’espace d’un instant, il regretta de lui avoir confié la mise à mort. Puis il se rappela avec tendresse l’orgueil qui brillait dans les yeux du garçon quand il lui avait dit de se préparer à sa première chasse. Il est naturel que Broud soit nerveux, pensa-t-il. Ce n’est pas seulement la première fois qu’il chasse, mais l’installation du clan dans sa nouvelle demeure dépend de la force de son bras.

Broud surprit le regard de Brun et il maîtrisa sur-le-champ son inquiétude, ou du moins la dissimula du mieux qu’il put. Il ne savait pas combien un bison pouvait être impressionnant, vu de près. La bosse qui surmontait l’encolure devait le dépasser de près d’un mètre ! Et que dire de l’impression éprouvée en présence de tout un troupeau ! Il lui faudrait infliger la première blessure. Et si je manque ma cible ? Que la bête s’enfuie ?

Où était passé ce sentiment de supériorité qu’il ressentait en présence d’Oga, quand celle-ci venait le voir s’entraîner au lancement de l’épieu et qu’elle le regardait avec adoration ? Il feignait alors de l’ignorer ; elle n’était qu’une gamine. Mais elle serait bientôt une femme, et elle ne serait pas une mauvaise compagne, pensait Broud. Elle aurait besoin d’un bon chasseur pour la protéger, maintenant que sa mère et son père avaient disparu. Broud appréciait son empressement à le servir, depuis qu’elle vivait dans leur foyer. Mais que pensera-t-elle de moi si je rate ma première chasse ? se demanda-t-il avec anxiété. Si je ne peux être déclaré homme à la cérémonie de la caverne ? Que pensera Brun ? Que pensera le clan ? Quel malheur si par ma faute nous devions quitter cette belle caverne dans laquelle repose l’esprit du grand Ursus ! Broud serra fort son épieu et saisit son amulette en priant le Rhinocéros Laineux de lui donner courage et force.

Brun avait l’intention de laisser Broud courir sa chance, mais il avait prévu de rester à proximité de la bête pour la tuer lui-même s’il le fallait. Il tenait pour le moment à ce que Broud soit persuadé que le destin de la nouvelle caverne dépendait de lui. S’il était appelé à devenir chef un jour, autant qu’il en mesure les responsabilités dès aujourd’hui. Brun espérait toutefois ne pas avoir à intervenir. Broud était orgueilleux, et son humiliation serait grande, mais Brun n’entendait aucunement sacrifier la caverne pour ménager la fierté de son fils.

Brun remarqua un jeune bison qui se tenait légèrement à l’écart du troupeau. L’animal avait atteint son plein développement mais il était encore jeune et inexpérimenté. Le chef attendit qu’il s’éloigne encore un peu et, quand il fut bien isolé, il donna le signal.

Les hommes se dispersèrent instantanément, Broud à leur tête. Brun les observa se poster à intervalles réguliers, sans pour autant quitter des yeux le jeune bison. Sur un autre signe de lui, les hommes se précipitèrent vers le troupeau en poussant de grands cris et en agitant les bras. Les bêtes situées en bordure détalèrent vers le reste du troupeau, Brun s’élança pour couper la route au jeune bison et l’éloigner davantage. Rassemblant toute son énergie, il se mit à pousser l’animal aussi vite que ses jambes le lui permettaient, crachant et toussant, aveuglé par la poussière qui lui emplissait les narines et lui coupait le souffle. Hors d’haleine, à bout de forces, il vit que Grod venait prendre le relais.

Pressé par Grod, le bison infléchit sa course, tandis que les autres chasseurs couraient pour former un grand cercle destiné à rabattre la bête vers Brun qui, haletant, s’efforçait de lui couper toute issue. Le vaste troupeau filait à travers la prairie. Il ne restait que le jeune bison pris de panique, fuyant devant une créature d’une force dérisoire comparée à la sienne, mais douée d’une intelligence et d’une détermination suffisantes pour compenser la différence. Grod maintint son effort jusqu’à ce que son cœur menace d’éclater. La sueur ruisselait sur son corps couvert de poussière. Quand il sentit ses jambes fléchir sous lui, il céda à son tour la place à Droog.

L’endurance des chasseurs était considérable, mais le jeune bison luttait de toutes ses forces qui étaient grandes. Droog, de loin l’homme le plus grand du clan, poussa la bête en avant et, dans un dernier sursaut d’énergie, l’empêcha de rejoindre le troupeau qui s’éloignait. Au moment où Crug prit le relais, l’animal commençait à fatiguer. Crug talonna la bête, la forçant encore un peu en la piquant au flanc de la pointe de son épieu.

Lorsque Goov prit sa suite, le bison éperdu courait maintenant à l’aveuglette, suivi de près par le chasseur qui s’acharnait à user ses dernières forces. Brun s’avança également et il entendit Broud pousser un cri au moment où il s’élançait à la poursuite de leur proie. Mais le fils du chef n’eut pas à courir longtemps. La bête n’en pouvait plus. Elle ralentit, puis s’arrêta net, les flancs fumants, la tête baissée, la gueule écumante. Son épieu bien en main, le garçon s’approcha du taureau épuisé.

Avec la justesse d’appréciation que lui conférait une longue expérience, Brun jeta un coup d’œil à la situation. Le bison était-il réellement à bout de forces ? Certains s’immobilisaient ainsi, donnant tous les signes d’épuisement, et soudain chargeaient sans qu’on s’y attende, et leurs charges pouvaient s’avérer meurtrières. Devait-il lui empêtrer les pattes d’un jet de ses bolas ? Le museau de l’animal effleurait le sol et son halètement témoignait de son épuisement. Si Brun l’entravait de ses bolas, la première mise à mort de Broud aurait moins d’éclat. Il décida de lui laisser entièrement l’honneur de la chasse.

Sans donner au bison le temps de reprendre son souffle, le garçon fondit sur lui, son épieu levé. Avec une dernière pensée pour son totem, il projeta son arme, qui se ficha profondément dans le flanc de la bête. La pointe durcie au feu perça le cuir épais et fracassa une côte, portant un coup prompt et fatal à l’animal. Le bison beugla de douleur et, les pattes flageolantes, fit un effort désespéré pour charger son adversaire. Brun prévint la menace en s’élançant aux côtés de son fils et en abattant sa massue sur le crâne de la bête de toute la force de ses muscles puissants. Le bison s’écroula sur le flanc, battit l’air de ses sabots et, après quelques soubresauts, cessa de bouger.

Broud resta quelques secondes stupéfait et légèrement étourdi, puis il poussa un hurlement de triomphe. Il avait réussi sa première chasse ! Il était enfin un homme !

Exultant, il saisit la hampe de son épieu profondément enfoncé dans la chair de l’animal et, comme il l’arrachait d’un coup sec, un jet de sang chaud lui gicla au visage. Brun, plein de fierté, lui tapa sur l’épaule.