Devant elle, et aussi loin que la vue pouvait porter, les petites herbacées en fleurs piquetaient le vert de la prairie de taches blanches, jaunes, violettes et rouges, mais la fillette n’avait plus d’yeux pour la beauté printanière des steppes. Elle commençait à délirer de faim et de faiblesse, et les premières hallucinations se manifestèrent.
« Je t’ai dit que je serais prudente, maman. J’ai seulement nagé un peu, pourquoi es-tu partie ? demanda-t-elle, comme l’image de sa mère venait flotter devant elle. Maman, quand est-ce qu’on mange ? J’ai faim, et il fait si chaud. Pourquoi n’es-tu pas venue quand je t’ai appelée ? J’ai eu beau crier et crier, tu n’es jamais venue. Où étais-tu, maman ? Ne t’en va pas encore ! Attends-moi ! Ne me laisse pas ! »
La fillette s’élança vers la vision qui se dissipait, sans s’apercevoir que la falaise s’écartait brusquement de la rivière et qu’elle laissait ainsi derrière elle sa source d’eau. Dans sa course éperdue, elle buta soudain contre une pierre et tomba brutalement. Sa chute lui fit retrouver ses esprits et elle s’assit en frottant son pied meurtri.
La muraille de calcaire était criblée de trous obscurs, de failles étroites et de crevasses, provoqués par l’éclatement des roches plus tendres sous l’action des grandes amplitudes de température. L’enfant jeta un coup d’œil dans l’une d’elles, située à sa hauteur, mais la cavité ne retint pas longtemps son attention.
En revanche, la présence d’un troupeau d’aurochs broutant paisiblement l’herbage entre la rivière et la falaise la mit en émoi. Dans sa course folle, elle n’avait pas remarqué les impressionnantes bêtes brunes, atteignant un mètre quatre-vingts au garrot, le crâne surmonté d’immenses cornes recourbées. Leur vue balaya d’un seul coup tous les sortilèges de son imagination. Elle recula contre la paroi, les yeux rivés sur un gros taureau qui s’était arrêté de paître pour la regarder, puis elle prit la fuite en courant.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle, et aperçut une masse en mouvement qui la fit s’arrêter net et retenir son souffle. Une énorme lionne, deux fois plus grande que tous les grands félins qui peupleraient les savanes du Sud des milliers d’années plus tard, était en train de guetter le troupeau. La petite fille étouffa un cri en voyant le redoutable fauve bondir sur un aurochs.
Jetant dans la mêlée toute la puissance meurtrière de ses griffes et de ses crocs, la lionne eut tôt fait de terrasser le massif bovidé et elle mit brutalement fin à ses mugissements terrifiés en lui tranchant la gorge de ses formidables mâchoires. Les pattes de l’aurochs remuaient encore spasmodiquement quand elle lui déchira la panse et en tira les entrailles chaudes et fumantes.
Une vague de panique déferla sur la fillette, qui détala à toutes jambes, sans savoir qu’un autre grand félin l’observait. L’enfant s’était aventurée dans le territoire des lions des cavernes. D’ordinaire, ils auraient dédaigné une proie aussi malingre pour lui préférer un robuste aurochs, un gros bison ou encore un daim géant répondant mieux aux exigences de leur féroce appétit. Mais dans sa fuite, l’enfant s’approchait beaucoup trop près de la caverne qui abritait deux lionceaux nouveau-nés.
Préposé à la garde des petits pendant que la lionne chassait, le mâle à l’épaisse crinière mit en garde l’intruse d’un terrifiant rugissement. La fillette leva la tête et, à la vue du gigantesque félin ramassé sur un rocher, prêt à bondir, elle poussa un hurlement et arrêta sa course si brusquement qu’elle glissa sur des graviers. Se relevant frénétiquement, elle repartit en courant dans la direction opposée.
Le lion des cavernes s’élança avec une aisance pleine de nonchalance, confiant en sa capacité d’attraper la créature qui avait violé les limites sacrées de sa tanière. Il courait sans hâte après cette proie qui se déplaçait avec lenteur, comparée à la vitesse dont il était capable. Et puis, ce jour-là, il était tout à fait d’humeur à jouer au chat et à la souris.
La petite fille ne dut son salut qu’à l’instinct qui dirigea ses pas vers la petite cavité qui s’ouvrait dans le flanc de la falaise. Hors d’haleine, elle se glissa dans le trou, juste assez large pour lui laisser le passage. C’était une anfractuosité minuscule, peu profonde, à peine plus grande qu’une simple faille. Elle se tapit, à genoux, le dos au mur, aplatie contre la roche.
Le lion rugit de colère quand il atteignit le trou qui lui avait ravi sa proie. L’enfant frémit au cri du félin et, figée d’horreur, elle vit la patte toutes griffes dehors qu’il plongeait dans son refuge. Prise au piège, elle regarda la patte s’approcher d’elle, et poussa un cri de douleur lorsque les griffes acérées s’enfoncèrent dans sa cuisse, y creusant quatre sillons profonds et parallèles.
La fillette se contorsionna pour se mettre hors de la portée du fauve et découvrit, à sa gauche, un léger renfoncement. Elle s’y recroquevilla autant qu’elle put, et retint son souffle.
La patte pénétra de nouveau dans l’ouverture, masquant la lumière qui y filtrait, et cette fois fouetta le vide. Furieux, le lion rugit longtemps en arpentant les abords de la cavité.
L’enfant passa toute la journée, la nuit, et une grande partie du lendemain dans son refuge dont l’exiguïté ne lui permettait pas de s’allonger ni même de s’étirer. Sa jambe avait enflé considérablement et la blessure infectée la faisait souffrir sans répit. Elle délira la plus grande partie du temps, rongée par la faim et la douleur, hantée par d’effroyables cauchemars où se mêlaient tremblement de terre et griffes acérées. Mais si la douleur et la faim ne purent la décider à abandonner son refuge, la soif y parvint.
Elle risqua un coup d’œil angoissé par l’étroite ouverture. Quelques bouquets de saules et de pins en bordure de la rivière projetaient de longues ombres. Le jour déclinait. La petite fille passa un long moment à scruter l’étendue d’herbe qui bordait l’eau étincelante avant de trouver le courage de se hasarder hors de son abri. Elle passa la langue sur ses lèvres sèches en jetant des regards craintifs alentour. Seules les herbes bougeaient sous la brise. La troupe de lions était partie. La femelle, inquiète pour ses petits et perturbée par cette odeur étrangère, avait choisi de se mettre en quête d’une nouvelle tanière.
Elle se glissa enfin dehors et se redressa. Le sang lui battit précipitamment aux tempes et sa vision se voila de taches dansantes. Chaque pas relançait la douleur insupportable de ses plaies enflammées d’où suintait un pus verdâtre.
Elle crut ne jamais parvenir jusqu’à l’eau, mais sa soif l’attirait toujours plus loin. Elle se laissa tomber à genoux et parcourut les derniers mètres en rampant. Étendue à plat ventre, elle aspira de longues gorgées d’eau fraîche. Quand elle eut étanché sa soif, elle s’ébroua et essaya de se relever, mais elle venait d’atteindre les limites de son endurance. La tête lui tourna soudain, des points lumineux se mirent à danser devant ses yeux, puis un voile noir s’abattit sur elle et elle s’évanouit.
Un charognard qui planait indolemment dans le ciel repéra la forme immobile et amorça sa descente pour y voir de plus près.
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