Laissons-la emmener l’enfant, décida Brun. Elle se lassera vite de porter ce fardeau supplémentaire, et l’étrangère est dans un tel état que les pouvoirs magiques de ma sœur ne pourront la sauver. Brun replaça sa fronde sous sa ceinture, ramassa ses armes et haussa les épaules d’un air indifférent, signifiant à Iza de faire comme bon lui semblait. Puis il tourna les talons et s’éloigna.
Iza sortit de son panier une couverture de fourrure dont elle enveloppa la petite fille. Elle souleva l’enfant évanouie et l’arrima contre sa hanche dans un pan de sa peau de bête, tout étonnée de sa légèreté pour sa taille. D’une tendre caresse, elle rassura la fillette qui s’était mise à geindre puis elle s’en fut reprendre sa place derrière les deux hommes.
Les autres femmes s’étaient arrêtées à l’écart de Brun et d’Iza. Quand elles virent la guérisseuse emporter l’étrange créature inanimée, leurs mains s’agitèrent avec frénésie et leurs gestes vifs, ponctués de sons gutturaux, témoignèrent de leur intense curiosité. A l’exception du sac en peau de loutre, elles étaient vêtues comme Iza et tout aussi lourdement chargées de tous les biens du clan qu’elles avaient pu sauver du tremblement de terre.
Deux des sept femmes transportaient leur enfant dans un repli de leur vêtement, à même la peau, ce qui facilitait l’allaitement. Tandis qu’elles étaient là à attendre, l’une d’elles, sentant la tiédeur d’une miction, sortit son petit, qui était nu, des replis de sa robe et le tint devant elle jusqu’à ce qu’il finisse d’uriner. Quand les mères ne se déplaçaient pas, elles enveloppaient les bébés dans des langes de peau bien assouplie. Afin d’absorber les urines et les déjections infantiles, les langes étaient bourrés de matériaux tels que les lambeaux de laine que les mouflons laissaient sur les épineux quand ils perdaient leur épaisse toison hivernale, le duvet des nids d’oiseaux ou encore des peluches de plantes fibreuses. Mais en se déplaçant, il leur était plus commode de porter les enfants nus et, tout en cheminant, de les laisser faire leurs besoins sur place.
Quand le clan se remit en route, une autre femme souleva son petit garçon et le cala sur sa hanche avec une large bande de peau, mais l’enfant ne tarda pas à gigoter pour descendre et marcher tout seul. La mère ne chercha pas à le retenir, sachant qu’il reviendrait se faire porter quand il commencerait à se fatiguer. Une fillette plus âgée qui, encore impubère, n’en portait pas moins un lourd fardeau, marchait derrière la femme qui suivait Iza, tout en jetant de furtifs regards à un jeune garçon. Ce dernier faisait tout son possible pour rester à distance des femmes et donner ainsi l’impression d’appartenir au groupe des trois chasseurs fermant la marche. Il aurait aimé avoir du gibier à porter et il enviait même le vieil homme, l’un des deux encadrant les femmes, dont l’épaule était chargée d’un gros lièvre abattu à la fronde.
Les chasseurs n’étaient pas les seuls à subvenir aux besoins du clan. Les femmes y participaient pour une grande part, et de manière plus constante. En dépit de leurs fardeaux, elles se livraient à la cueillette tout en marchant, déterrant avec dextérité des racines en quelques coups de leurs rustiques bâton à fouir, dégageant sans presque ralentir le pas les tendres bulbes d’un parterre de lis ou les racines de massettes qu’elles arrachaient dans l’eau des marais.
Sans l’errance à laquelle le clan se voyait contraint, les femmes se seraient fait un devoir de repérer le lieu où poussaient ces plantes, afin d’y retourner plus tard, à la floraison, et d’y cueillir les pousses tendres. Plus tard, elles auraient confectionné des galettes en mélangeant le pollen jaune à la fécule obtenue à partir de vieilles racines. Une fois les sommités des plantes séchées, elles en auraient recueilli la bourre et auraient fabriqué des paniers avec les feuilles les plus dures et les tiges. Pour l’instant, elles ramassaient ce qu’elles pouvaient, ne laissant presque rien leur échapper : les jeunes pousses et les feuilles tendres du trèfle, la luzerne, le pissenlit, les chardons, débarrassés de leurs épines avant d’être cuits, et les baies et les fruits précoces qui se présentaient. Les bâtons à fouir épointés ne restaient jamais inactifs ; les mains habiles des femmes en faisaient de redoutables outils. Elles les utilisaient comme leviers pour retourner les souches d’arbres sous lesquelles nichaient les tritons et les gros vers dont le clan se délectait ou encore pour pousser vers le rivage les mollusques des rivières et les pêcher plus facilement, enfin pour extraire du sol une grande variété de bulbes, de tubercules et de racines.
Toutes ces choses trouvaient place dans les replis de leurs vêtements ou dans un recoin de leur panier. Les grandes feuilles vertes servaient d’emballage, mais certaines, comme la bardane, étaient cuites et consommées comme des légumes verts. Elles ramassaient également du bois mort et des brindilles ainsi que les bouses sèches des herbivores. C’était en plein été que la variété des aliments était la plus grande, mais déjà la nourriture ne manquait pas à qui savait s’y prendre.
Iza leva les yeux vers le vieil homme, la trentaine passée, qui se portait à sa hauteur en boitant, après que le clan se fut remis en marche. Il n’avait ni fardeau ni arme, rien qu’un grand bâton pour s’aider à marcher. Sa jambe droite était paralysée et plus courte que la gauche mais il parvenait cependant à se mouvoir avec une surprenante agilité.
Son épaule droite et le haut du bras, amputé au niveau du coude, étaient atrophiés. Le côté gauche de son corps, parfaitement développé et musclé, lui donnait l’air bancal. Son énorme crâne, bien plus volumineux que chez les autres membres du clan, et l’accouchement difficile qui en avait résulté, étaient responsables des malformations qui l’avaient handicapé pour la vie.
Frère aîné d’Iza et de Brun, il aurait été le chef du clan sans son infirmité. Il portait le même vêtement de peau que les autres hommes, et, sur le dos, une chaude fourrure qui lui servait également de couverture. Mais plusieurs sacoches pendaient à sa ceinture et, sur son épaule, une cape de peau comme en avaient les femmes contenait un objet volumineux.
De hideuses cicatrices marquaient le côté gauche de son visage qui était borgne mais son œil droit brillait d’intelligence et d’une étrange acuité. Malgré sa claudication, il se déplaçait avec une tranquille assurance qui témoignait de sa grande sagesse et de la conscience de son importance dans le clan. Il était Mog-ur, le sorcier le plus puissant, le plus redouté et le plus vénéré de tous les clans. Convaincu que son infirmité physique le destinait au rôle de médiateur avec le monde des esprits plutôt qu’à celui de chef de clan, il possédait de fait dans maints domaines plus de pouvoir que tout autre chef, et il en avait parfaitement conscience. Seuls ses proches l’appelaient encore par le nom qui lui avait été donné à sa naissance.
— Creb, dit Iza en accueillant sa présence à ses côtés avec un geste qui témoignait du contentement qu’elle en ressentait.
— Iza ? demanda-t-il en désignant l’enfant.
Elle ouvrit le pan de son manteau de peau, et Creb se pencha sur le petit visage fiévreux. Son œil se porta sur la jambe enflée et les blessures purulentes, puis sur la guérisseuse dont il comprit le regard. La fillette gémit, et l’expression de Creb s’adoucit. Il hocha la tête en signe d’approbation.
— Bien, dit-il. (Le mot avait une sonorité rude et gutturale). Nous avons perdu assez des nôtres, signifia-t-il d’un geste de la main.