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Ebra était bien placée pour savoir ce que ressentait Brun. C’était elle qui, par d’habiles massages, dissipait la crispation de son cou et de ses épaules, elle aussi qui devait supporter les rares mais violents accès de nervosité de celui qui était son compagnon. Brun était réputé pour son sang-froid, et elle savait qu’il regrettait ses éclats, même si par fierté il ne les reconnaissait pas. Cependant Ebra elle-même se demandait comment il avait pu accepter l’enfant parmi eux, au moment où il leur fallait redoubler de prudence dans le respect des règles, afin de ne pas soulever davantage la colère des esprits.

Malgré sa vive curiosité, Ebra se garda bien de poser la moindre question à Iza ; quant aux autres femmes, leur rang ne permettait à aucune d’y songer. Personne n’avait le droit de déranger une guérisseuse qui procédait à ses préparations, et Iza n’était pas d’humeur à bavarder. Tous ses efforts se concentraient sur l’enfant à sauver. Creb témoignait lui aussi de l’intérêt pour la petite fille, et Iza appréciait grandement sa présence.

Elle l’observa avec une muette reconnaissance qui s’approchait du petit être inconscient, le contemplait un moment d’un air songeur puis, posant son bâton contre un gros rocher, faisait des passes de son unique main au-dessus de l’enfant, dans le but d’appeler sur celle-ci la bienveillance des esprits protecteurs. La maladie et les accidents représentaient des manifestations mystérieuses de la guerre que les esprits se livraient entre eux sur le champ de bataille du corps humain. Les pouvoirs magiques d’Iza venaient des esprits protecteurs qui agissaient par son entremise, mais aucune guérison n’était vraiment complète sans l’intervention d’un sorcier. Une guérisseuse n’était que l’agent des esprits ; un sorcier intercédait directement auprès d’eux.

Iza ne comprenait pas pourquoi elle ressentait un tel intérêt pour une enfant si différente des membres du clan, mais elle désirait la sauver. Quand Mog-ur eut terminé ses passes magiques, elle prit la fillette dans ses bras et la porta jusqu’au bassin au pied de la petite cascade. Elle l’y plongea jusqu’au cou et lava le petit corps couvert de crasse et de boue séchée. La fraîcheur de l’eau ranima la petite fille qui se mit à délirer. Elle s’agita, battit des jambes et des bras en balbutiant des sons inconnus. Iza la serra contre elle en chuchotant des paroles apaisantes qui ressemblaient à de doux grognements et se dépêcha de regagner le camp.

Avec l’habileté que lui conférait sa grande expérience, elle nettoya doucement les blessures à l’aide d’un morceau de peau de lapin trempé dans la décoction encore chaude de rhizomes d’iris. Puis elle recouvrit les plaies avec l’emplâtre qu’elle avait préparé, étala par-dessus la peau de lapin et banda la jambe avec des lambeaux de peau de daim souple. Avec un bout de branche fourchue, elle retira les pierres brûlantes du bol en os contenant le trèfle broyé et l’écorce d’aulne hachée pour faire refroidir le mélange à côté du bol de bouillon chaud.

Creb désigna les bols d’un air intrigué. Il ne s’agissait pas là d’une question directe, car tout Mog-ur qu’il fût, il n’était pas autorisé à s’enquérir des remèdes magiques de la guérisseuse, mais son geste n’en exprimait pas moins son intérêt. Iza savait qu’il appréciait plus que quiconque ses connaissances. Il lui arrivait d’utiliser les mêmes plantes qu’elle, mais à d’autres fins. Hors des Rassemblements du Peuple du Clan, où elle avait l’occasion de rencontrer d’autres guérisseuses, Creb était son unique interlocuteur en la matière.

— Ceci est destiné à vaincre les mauvais esprits qui ont provoqué l’infection, lui répondit par gestes Iza, désignant du doigt la solution antiseptique de rhizomes d’iris. L’emplâtre fera sortir le poison et favorisera la guérison.

Elle saisit le bol en os et y plongea un doigt pour vérifier la température.

— Le trèfle fortifiera son cœur et l’aidera à combattre les mauvais esprits.

Iza n’utilisait que fort peu de mots articulés ; ils lui servaient essentiellement à souligner ce qu’elle voulait dire. Les membres du clan étaient incapables d’articuler avec assez d’aisance pour s’exprimer uniquement de façon verbale ; c’est pourquoi ils communiquaient surtout par gestes et mouvements du corps, parvenant à nuancer à l’extrême leur langage silencieux et à lui donner une parfaite intelligibilité.

— Le trèfle se mange. Nous en avons eu hier soir, lui signifia Creb.

— Oui, fit Iza de la tête. Nous en mangerons encore ce soir. Le pouvoir magique réside dans la façon dont il est préparé. Une poignée de trèfle bouillie dans très peu d’eau distille exactement la substance nécessaire. (Creb acquiesça d’un air entendu). L’écorce d’aulne purifie le sang, en chasse les esprits qui l’empoisonnent, ajouta-elle.

— Tu as pris également quelque chose dans ta sacoche de guérisseuse.

— De la poudre de houblon pour la faire dormir paisiblement. Pendant que les esprits combattent, il lui faut du repos.

Creb acquiesça de nouveau. Il connaissait bien les vertus soporifiques du houblon qui, utilisé différemment, peut conduire à un agréable état d’euphorie. Si les informations d’Iza l’intéressaient toujours, il se laissait rarement aller pour sa part aux confidences sur la manière dont il utilisait lui-même les plantes pour sa magie. Ce savoir secret était exclusivement réservé aux mog-ur et à leurs homologues, et en aucun cas aux femmes, fussent-elles guérisseuses. Iza en connaissait plus long que lui sur les propriétés des plantes, et ses capacités de déduction l’inquiétaient. Il serait tout à fait anormal qu’elle découvrît trop de choses sur ses propres manipulations.

— Et l’autre bol ? demanda-t-il.

— Ce n’est que du bouillon. La pauvre petite est à moitié morte de faim. Que lui est-il arrivé, crois-tu ? D’où vient-elle ? Où est son peuple ? Elle a dû errer seule pendant des jours.

— Seuls les esprits le savent, répondit Mog-ur. Es-tu certaine que ton pouvoir opérera sur elle ? Elle ne fait pas partie du clan.

— Elle devrait guérir. Les Autres aussi sont des êtres humains. Te souviens-tu de cet homme au bras cassé dont notre mère nous parlait ? Celui que notre grand-mère a sauvé ? Les remèdes magiques du clan ont eu sur lui d’heureux résultats bien que, selon notre mère, il ait mis plus de temps que prévu à se remettre des effets de la potion soporifique.

— Quel dommage que tu n’aies pas connu la mère de notre mère, dit Creb, qui s’exprimait de son unique main. Ses talents de guérisseuse étaient tels que les membres des autres clans venaient la consulter. Quel dommage qu’elle ait rejoint le monde des esprits si peu de temps après ta naissance, Iza. Elle m’a effectivement parlé de cet homme. Il est resté quelque temps parmi nous après sa guérison, et il chassait avec le clan. Ce devait être un bon chasseur, car il a été autorisé à participer aux rites de la chasse. Ce sont des êtres humains, c’est vrai, mais ils sont différents de nous.

Mog-ur se tut. En face d’une femme aussi astucieuse qu’Iza, il devait veiller à ne pas en dire trop, sinon elle serait bien capable de percer certains secrets n’appartenant qu’aux hommes.

Tout en berçant tendrement la petite fille sur ses genoux, Iza parvint à lui faire absorber le contenu du bol en os. Il fut plus facile de lui faire boire le bouillon. L’enfant murmura quelques paroles incohérentes en essayant de repousser le breuvage amer, mais sa faim était telle qu’elle ne lutta pas longtemps. Iza la tint dans ses bras jusqu’à ce que le sommeil se fût emparé d’elle, puis elle écouta les battements de son cœur et sa respiration. Elle avait fait tout son possible. Peut-être n’était-il pas trop tard. Tout ne dépendait plus que des esprits, maintenant, et de la résistance de l’enfant.