Michael Chabon
Le club des policiers yiddish
« Et ils allèrent à la mer dans un crible. »
À Ayelet,
bashert
Au lecteur
Les termes en yiddish et leurs dérivés en argot font partie intégrante du roman. Cependant ils peuvent désorienter au début de la lecture. Un glossaire simplifié les répertorie en fin d’ouvrage.
1.
Neuf mois que Landsman crèche à l’hôtel Zamenhof sans qu’aucun des autres pensionnaires ait réussi à se faire assassiner. Et maintenant quelqu’un a logé une balle dans la cervelle de l’occupant du 208, un Yid du nom d’Emanuel Lasker.
— Il n’a pas répondu au téléphone, il ne voulait pas ouvrir, explique Tenenboym, le gérant de nuit, en venant tirer Landsman de son lit.
Landsman, lui, est au 505, avec vue sur l’enseigne au néon de l’hôtel situé de l’autre côté de Max Nordau Street. Celui-là s’appelle le Blackpool, mot qui revient souvent dans les cauchemars de Landsman.
— … Il a bien fallu que j’entre dans sa chambre.
Le gérant de nuit est un ancien marine américain, qui a décroché de l’héroïne dans les années 1960, après être revenu de la sale guerre cubaine. Il porte un intérêt tout maternel aux clients du Zamenhof. Il leur fait crédit et veille à ce qu’on leur fiche la paix quand c’est ce qu’ils veulent.
— Tu n’as touché à rien dans la pièce ? demande Landsman.
— Juste au fric et aux bijoux.
Landsman met son pantalon, se rechausse et remonte ses bretelles. Lui et Tenenboym tournent ensuite leurs regards vers la poignée de porte, à laquelle pend une cravate rouge barrée d’une grosse rayure marron, déjà nouée pour gagner du temps. Landsman a huit heures à tuer avant son prochain service. Huit misérables heures à biberonner dans son aquarium garni de sciure de bois. Il soupire et tend la main vers sa cravate. Il l’enfile par la tête, puis resserre le nœud. Il endosse son veston, palpe la poche de poitrine à la recherche de son portefeuille et de sa plaque, tapote le sholem qu’il porte dans un holster sous l’aisselle, un Smith & Wesson à canon scié modèle 39.
— J’ai horreur de vous réveiller, inspecteur, reprend Tenenboym. Mais j’ai remarqué que vous ne dormez pas vraiment.
— Si, je dors, réplique Landsman, ramassant le verre qui ne le quitte plus en ce moment, un souvenir de l’Exposition universelle de 1977. Simplement je dors en caleçon et chemise…
Il lève son verre et trinque aux trente années écoulées depuis l’Exposition universelle de Sitka. Un sommet de la civilisation juive dans le Nord, prétend-on, et qui est-il pour discuter ? Meyer Landsman avait quatorze ans cet été-là, il venait de découvrir les charmes des femmes juives, pour qui 1977 avait dû être en effet une sorte d’apothéose.
— … calé dans un fauteuil… – Il vide son verre et achève sa phrase. – en compagnie d’un sholem…
Selon les médecins, les thérapeutes et son ex-femme, Landsman boit pour se traiter, accordant les tuyaux et les cristaux de ses états d’âme à l’aide d’une clé rudimentaire d’eau-de-vie de prune à 100°. La vérité, c’est que Landsman ne connaît que deux états : le travail et la mort. Meyer Landsman est le shammès le plus décoré du district de Sitka, le flic qui a élucidé le meurtre de la belle Froma Kefkowitz, commis par son fourreur de mari, et coincé Podolsky, le « tueur de l’hôpital ». Son témoignage a aussi expédié Human Tsharny en maison centrale à perpétuité, première et dernière fois que des charges criminelles contre un petit malin de verbover aient jamais été retenues. Il a la mémoire d’un détenu, les couilles d’un pompier et l’œil d’un cambrioleur. Quand il s’agit de combattre le crime, Landsman file dans Sitka comme un gars qui a sa jambe de pantalon accrochée à un missile. On dirait qu’une musique de film joue derrière lui, shootée aux castagnettes. Le problème vient des heures où il ne travaille pas, où ses pensées se mettent à s’envoler par la fenêtre ouverte de sa cervelle à la manière des pages de buvard. Parfois, les retenir exige un lourd presse-papiers.
— Je déteste vous donner encore du travail, dit Tenenboym.
Pendant son passage à la brigade des stups, Landsman a arrêté Tenenboym cinq fois. Voilà ce qui est à la base de leur semblant d’amitié. C’est presque suffisant.
— Pour moi, Tenenboym, ce n’est pas du travail, réplique Landsman. Je fais ça par amour.
— Pareil pour moi qui suis le gérant de nuit d’une taule merdique, renchérit le gérant.
Landsman pose la main sur l’épaule de Tenenboym, et tous deux descendent pour faire le point sur le défunt, serrés dans l’unique ascenseur ou ELEVADOR, ainsi qu’il est indiqué sur la petite plaque de cuivre au-dessus de la porte. Au moment de la construction du Zamenhof, cinquante ans plus tôt, la totalité des flèches de signalisation, informations, consignes et avis de l’hôtel était gravée en espéranto sur des plaques de cuivre. La plupart d’entre eux ont disparu depuis longtemps, victimes de négligences, du vandalisme ou du règlement de la lutte contre l’incendie.
La porte et le chambranle du 208 ne montrent aucune trace d’effraction. Landsman enveloppe la poignée de porte de son mouchoir, puis pousse le battant du bout de son mocassin.
— J’ai eu un étrange pressentiment, lance Tenenboym en entrant dans la pièce derrière lui. La première fois que j’ai vu ce mec. Vous connaissez l’expression « un homme brisé » ?
Landsman admet que ces mots lui disent quelque chose.
— La majorité de ceux auxquels elle s’applique ne la méritent pas vraiment, poursuit Tenenboym. Les trois quarts, d’abord, n’ont rien à briser. Mais ce Lasker, il était comme un de ces bâtons qui s’allument quand on les brise. Vous voyez ? Pendant quelques heures. Et puis on entend un bruit de verre cassé à l’intérieur. Je ne sais pas, laissez tomber. C’était juste un étrange pressentiment.
— Tout le monde a d’étranges pressentiments de nos jours, dit Landsman, consignant dans son petit carnet noir quelques notes sur l’état des lieux, même si lesdites notes sont superflues, car il oublie rarement un détail d’un signalement.
Il s’est entendu répéter, par la même vague conjuration de médecins, de psychologues et de son ex-femme, que l’alcool détruirait sa mémoire exceptionnelle, mais jusqu’ici, à son grand regret, cette affirmation s’est révélée fausse. Sa vision du passé demeure intacte.
— On a dû ouvrir une ligne téléphonique séparée rien que pour recevoir les appels, reprend-il.
— Drôle de temps pour être juif, approuve Tenenboym. Il n’y a pas de doute.
Une petite pile de livres de poche occupe le dessus de la table de toilette en stratifié. Sur la table de chevet, Lasker gardait un échiquier. Il avait une partie en cours, semble-t-il, un milieu de partie compliqué : le roi noir attaqué au centre, et les blancs avec un avantage de deux pièces. C’est un jeu bon marché. Un carré de carton qui se plie par le milieu pour plateau, des pièces creuses en plastique extrudé.
Près de la télévision, une lumière brûle à un lampadaire à trois abat-jour. Toutes les autres ampoules de la pièce ont été retirées ou ont grillé, à l’exception du néon de la salle de bains. Sur le rebord de la fenêtre trône un paquet d’une marque connue de laxatif en vente libre. La fenêtre à guillotine est remontée, d’un cran peut-être ; toutes les deux ou trois secondes, les stores métalliques battent au vent violent qui souffle du golfe d’Alaska. La bourrasque charrie l’âcre puanteur de la pulpe de bois, mêlée aux relents des bateaux diesels, de l’abattage et des conserveries de saumons. Selon Nokh Amol, chanson que Landsman et tous les autres Juifs alaskiens de sa génération ont apprise à l’école primaire, l’odeur du vent du golfe emplit un nez juif d’une sensation prometteuse, bénéfique, celle d’avoir l’occasion de pouvoir repartir de zéro. Nokh Amol, qui remonte à l’époque des Ours polaires, au début des années 1940, est censé exprimer de la gratitude pour une autre délivrance miraculeuse : Une fois encore. Aujourd’hui, les Juifs du district de Sitka sont enclins à en percevoir la note ironique, qui a pourtant toujours été là.