Il n’est pas tout à fait six heures et demie ; bien qu’il ait la certitude que tous les membres de la maisonnée sont réveillés, il décide de prendre l’escalier. La cage d’escalier du Dnyeper empeste le chou, le béton glacé et l’air marin. Arrivé en haut, il allume une papiros pour se récompenser de sa résistance et attend sur le paillasson des Taytsh-Shemets, tenant compagnie à la mézuza. Il a déjà craché un poumon en toussant et s’apprête à réserver le même sort à l’autre, quand Ester-Malke Taytsh ouvre la porte. Elle tient à la main un test de grossesse avec, au bout, une goutte de ce qui doit être de l’urine. Voyant que Landsman l’a remarqué, elle le fait prestement disparaître dans une poche de son peignoir.
— Tu sais qu’il y a une sonnette, non ? bougonne-t-elle derrière un rideau de cheveux emmêlés d’un brun brique, trop fins pour la coupe au carré qu’elle affectionne, et qui ont une façon à eux de lui barrer le visage, surtout quand elle balance des vannes. Je veux dire, ça marche aussi, la toux…
Elle laisse la porte ouverte, et Landsman planté sur l’épais paillasson de coco, où on lit CASSE-TOI. Landsman applique deux doigts sur la mézuza en entrant, puis lui donne un baiser négligent. C’est ce qu’on fait si l’on est croyant, tel Berko, ou un sale con d’esprit supérieur, tel Landsman. Il suspend son chapeau et son pardessus à un portemanteau en bois d’élan à côté de la porte d’entrée. Il suit dans le couloir le petit cul maigre d’Ester-Malke, drapée dans son peignoir-éponge blanc, et pénètre dans la cuisine. Celle-ci est étroite, aménagée façon cuisine de bateau : fourneau, évier et réfrigérateur d’un côté, placards de l’autre. Au bout, un bar garni de deux tabourets ouvre sur la salle à manger-salon. D’un gaufrier posé sur le comptoir sort de la fumée en forme de nuages de locomotive de B.D. La cafetière à filtre halète et crachote comme un policier juif décati après avoir grimpé dix étages.
Landsman se faufile jusqu’à son tabouret préféré, sans s’asseoir. De la poche de son veston en tweed, il sort un échiquier de poche, le déballe ; il l’a acheté au drugstore ouvert toute la nuit sur Korczak Platz.
— Boule est toujours en pyjama ? demande-t-il.
— Il s’habille.
— Et Boule Junior ?
— Il choisit la cravate.
— Et le dernier, comment s’appelle-t-il déjà ?
En fait, grâce à la vogue récente consistant à tirer des prénoms de patronymes existants, son nom est Feingold Taytsh-Shemets, mais on l’appelle Goldy. Il y a quatre ans, Landsman a eu l’honneur de tenir les jambes maigrichonnes de Goldy pendant qu’un très vieux Juif armé d’un couteau allait chercher son prépuce.
— Ah, oui ! Sa Majesté le bébé.
En guise de réponse, elle fait un signe de tête en direction du salon.
— Encore malade ?
— Il va mieux aujourd’hui.
Landsman contourne le bar américain, longe la table de la salle à manger recouverte d’une plaque de verre et se dirige vers le gros canapé blanc avec éléments pour voir l’effet produit par la télévision sur son filleul.
— Regarde qui c’est, dit-il.
Goldy porte son pyjama à ours polaire, le comble du chic rétro pour un petit Juif d’Alaska. Ours polaires, flocons de neige, igloos, l’imagerie du Nord si omniprésente quand Landsman était petit, tout ça revient à la mode. Sauf que, cette fois-ci, cela ne manque pas d’une certaine ironie. Des flocons, oui, les Juifs en ont trouvé ici, même si, grâce aux gaz à effet de serre, il y en a sensiblement moins que dans le temps. Mais pas d’ours polaires, pas d’igloos, pas de rennes. Juste un tas d’indiens teigneux, du brouillard, de la pluie et un demi-siècle d’un sentiment d’incongruité si aigu, enfoui si profondément dans l’organisme des Juifs, qu’il affleure partout, même sur les pyjamas de leurs enfants.
— Tu es prêt à travailler aujourd’hui, Goldele ? demande Landsman.
Il applique le dos de sa main sur le front du gamin. Tout à fait normal. La kippa Shnapish le Chien de Goldy pend de travers ; Landsman la défroisse et rajuste la pince à cheveux qui la maintient en place.
— Prêt à combattre le crime ?
— Bien sûr, mon oncle.
Landsman tend le bras pour serrer la main du petit garçon et, sans un regard, Goldy glisse sa menotte sèche dans celle de Landsman. Un minuscule rectangle de lumière bleutée surnage dans la couche de larmes des yeux marron foncé de Goldy. Landsman a déjà suivi cette émission avec son filleul sur la chaîne pédagogique. Comme quatre-vingt-dix pour cent de la télévision qu’ils regardent, celle-ci vient du Sud et est doublée en yiddish. Ce sont les aventures de deux enfants aux noms juifs qui ont l’air d’être à moitié indiens et n’ont apparemment pas de parents. Ce qu’ils ont, c’est une écaille de dragon magique, pure comme du cristal, et leur souhait, c’est qu’elle les aide à aller dans un pays de dragons aux tons pastel, distincts chacun par sa couleur et sa forme particulière de stupidité. Peu à peu, les enfants passent de plus en plus de temps avec leur écaille de dragon magique. Un beau jour, ils atteignent enfin le royaume de l’ineptie arc-en-ciel et ne reviennent plus ; le gérant de nuit de leur minable foyer d’accueil retrouve leurs corps avec une balle dans la nuque. Peut-être quelque chose s’est-il perdu dans la traduction, songe Landsman.
— Tu veux toujours être noz quand tu seras grand ? insiste Landsman. Comme ton père et ton oncle Meyer ?
— Flic ? Oui, répond Goldy sans enthousiasme. Un peu !
— Ça, c’est un bon garçon !
Ils se serrent de nouveau la main. Cette conversation est l’équivalent du baiser de Landsman à la mézuza, le genre de truc qui commence comme une blague et finit en poignée à laquelle se raccrocher.
— Tu te mets aux échecs ? lance Ester-Malke quand il regagne la cuisine.
— Dieu m’en préserve, rétorque Landsman.
Il grimpe sur son tabouret de bar et se bat avec les pions, les cavaliers et les rois miniatures de son jeu de poche, les disposant de manière à refléter l’échiquier laissé derrière lui par le soi-disant Emanuel Lasker. Il a du mal à distinguer les pièces ; chaque fois qu’il en porte une à hauteur de ses yeux pour mieux la voir, il la laisse tomber.
— Arrête de me regarder ainsi, dit-il à Ester-Malke, perdue en conjectures. Je n’aime pas ça.
— Mince, Meyer, réplique-t-elle, observant ses mains. Tu as la tremblote.
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
— Oui, oui.
Le hic avec Ester-Malke Taytsh, c’est que, avant de reprendre ses études, de devenir assistante sociale et d’épouser Berko, elle a connu une brève mais brillante carrière de paumée de Sitka-sud. Elle a deux criminels de petit calibre à son tableau de chasse, un tatouage déplorable sur le ventre et un bridge dans la bouche, souvenir du dernier homme à l’avoir maltraitée. Landsman la connaît depuis plus longtemps que Berko, l’ayant arrêtée pour vandalisme quand elle était encore au collège. Ester-Malke sait comment gérer un perdant, d’instinct et par habitude, et sans l’opprobre qu’elle jette sur sa propre jeunesse difficile. Elle va au réfrigérateur, en sort une bouteille de Bruner Adler, la décapsule et la tend à Landsman. Il la roule contre ses tempes sans sommeil, puis en avale une longue gorgée.
— Alors, dit-il, se sentant instantanément mieux. Tu as du retard ?
Elle affecte un air coupable à moitié théâtral, cherche son test de grossesse, mais laisse la main dans sa poche, serrant le bâtonnet sans le sortir. Landsman sait, parce qu’elle a abordé le sujet une ou deux fois, qu’Ester-Malke craint qu’il ne leur envie, à Berko et elle, leur florissant programme de reproduction et leurs deux beaux enfants. Et il les envie parfois avec amertume. Mais quand elle en parle, il se débrouille généralement pour nier.