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— Vous allez arrêter reb Itzik ? demande-t-il.

— Voyons, répond Landsman, avançant d’un pas vers le jeune. Pourquoi voudrait-on faire ça ?

L’avantage avec un étudiant de yeshiva, c’est qu’il peut répondre aux questions.

— Comment le saurais-je, moi ? se défend-il. Si j’étais une de ces poules mouillées d’avocats, dites-moi, s’il vous plaît, si je serais ici à patauger avec mon balai-serpillière ?

À l’intérieur de la boutique, ils sont réunis autour de la grande table aux cartes : Itzik Zimbalist et son équipe, une douzaine de Juifs costauds en cotte jaune, le menton rembourré par leur barbe enroulée dans une résille. La présence d’une femme dans le magasin plane parmi eux à la façon d’une mite obsédante. Zimbalist est le dernier à lever les yeux du problème étalé sur la table devant lui. Quand il voit qui est venu poser l’ultime question épineuse au mayven des frontières, il incline la tête en grognant avec un soupçon de mauvaise humeur, comme si Landsman et Bina étaient en retard à leur rendez-vous.

— Bonjour, messieurs, lance Bina, d’une voix étrangement flûtée et peu convaincante dans ce grand entrepôt viril. Je suis l’inspecteur Gelbfish.

— Bonjour, répond le mayven des frontières.

Son visage aigu et émacié est aussi indéchiffrable qu’une lame ou un crâne. Il roule le plan ou la carte avec des mains expertes, attache le rouleau à l’aide d’un bout de ficelle et se retourne pour le glisser dans la cartothèque, où il disparaît au milieu d’un millier de ses semblables. Ses gestes sont ceux d’un vieil homme pour qui la hâte est un vice oublié. Son pas est saccadé, mais ses mains sont manucurées et précises.

— Le déjeuner est fini, dit-il à son équipe, bien qu’on ne voie aucun vestige de repas.

Les hommes hésitent, formant un eruv irrégulier autour du mayven des frontières, prêts à le protéger des ennuis laïques plantés au milieu d’eux et munis de plaques de police.

— Ils feraient peut-être mieux de rester, dit Landsman. Nous pourrions avoir besoin de leur parler aussi.

— Allez attendre dans les camions, leur ordonne Zimbalist. Vous barrez le passage.

Ils commencent à traverser le quai de déchargement donnant sur le garage. Un membre de l’équipe se retourne, palpant dubitativement le rouleau de sa barbe.

— Vu que le déjeuner est fini, reb Itzik, dit-il, vous êtes d’accord pour que nous soupions maintenant ?

— Et prenez aussi votre petit déjeuner, ajoute Zimbalist. Vous allez rester debout toute la nuit.

— Beaucoup de travail ? ironise Bina.

— Vous plaisantez ? Ça va leur prendre des années pour emballer ce fatras. Je vais avoir besoin d’un conteneur.

Il se dirige vers la bouilloire électrique et prépare trois verres.

— Nu, Landsman, j’ai entendu dire qu’on vous avait retiré votre plaque pour quelque temps, reprend-il.

— Vous entendez pas mal de choses, n’est-ce pas ? réplique Landsman.

— J’entends ce que j’entends.

— Et vous n’avez jamais entendu dire que certains creusaient des souterrains sous tout l’Untershtot, juste au cas où les Américains s’en prendraient à nous et décideraient d’organiser une action ?

— Je dirais que ça me rappelle quelque chose, répond Zimbalist. Maintenant que vous en parlez…

— Vous n’auriez pas par le plus grand hasard un plan de ces souterrains ? Montrant leur orientation, leurs ramifications, etc. ?

Leur tournant toujours le dos, le vieil homme déchire les emballages de papier contenant les sachets de thé.

— Si je n’avais pas ça, quel genre de mayven des frontières serais-je ?

— Alors si, pour une raison ou une autre, vous vouliez faire sortir ni vu ni connu quelqu’un de la cave de l’hôtel Blackpool, Max Nordau Street, vous pourriez faire ça ?

— Mais pourquoi le voudrais-je ? réplique Zimbalist. Je ne logerais pas le chihuahua de ma belle-mère dans ce nid à rats !

Il éteint la bouilloire dès que l’eau frissonne, y jette les sachets de thé. Un, deux, trois. Il dispose les verres sur un plateau avec un pot de confiture et trois petites cuillères, puis tous s’asseyent autour de son bureau d’angle. Les sachets de thé rendent leur couleur à contrecœur dans l’eau tiède. Landsman distribue des papiros et offre du feu. Des camions leur parviennent des cris ou des rires, Landsman ne sait pas très bien.

Bina fait le tour de l’atelier, admirant la quantité et la variété de ficelles, marchant prudemment afin d’éviter un buisson de fil noué et de caoutchouc gris terminé par un bout de cuivre rouge sang.

— Vous n’avez jamais commis d’erreur ? demande Bina au mayven des frontières. Jamais dit à quelqu’un qu’il peut circuler là où c’est défendu ? Tirer un trait là où il ne faut pas ?

— Je m’interdis de commettre des erreurs, proteste Zimbalist. Circuler le jour du shabbat, c’est une grave violation. Si les gens commencent à penser qu’on ne peut plus se fier à mes cartes, je suis fini.

— Nous n’avons toujours pas d’empreinte balistique sur l’arme qui a tué Mendel Shpilman, déclare Bina avec précaution. Mais toi, Meyer, tu as vu la blessure ?

— Oui, je l’ai vue.

— Avait-elle l’air due à… disons, un Glock ou un TEC 9, ou tout autre sorte d’automatique ?

— À mon humble avis, non.

— Tu as passé pas mal de moments privilégiés avec les hommes de Litvak et leurs armes à feu.

— Et j’en ai savouré chaque minute.

— As-tu vu dans leur boîte à outils quelque chose qui ne soit pas un automatique ?

— Non, répond Landsman. Non, capitaine, je n’ai rien vu de tel.

— Qu’est-ce que cela prouve ? intervient Zimbalist, posant délicatement son tendre fessier sur le coussin-beignet gonflable de son fauteuil de bureau. Plus important, qu’est-ce que cela peut me faire ?

— Mis à part votre intérêt général et particulier à voir justice faite dans cette affaire, bien sûr, dit Bina.

— Mis à part ça, concède Zimbalist.

— Inspecteur Landsman, pensez-vous qu’Alter Litvak a tué Shpilman ou commandité le meurtre ?

Landsman regarde le mayven des frontières dans les yeux, puis répond :

— Non, il ne l’a pas tué, il ne l’aurait pas voulu. Le Yid n’avait pas seulement besoin de Mendel, il avait commencé à croire en Mendel.

Zimbalist bat des paupières et se passe le doigt sur l’arête du nez pour réfléchir, comme si c’était la rumeur d’un ruisseau de fraîche date qui le forçait à redessiner une de ses cartes.

— Je ne marche pas, conclut-il. N’importe qui d’autre, tous les autres, pas ce Yid.

Landsman ne se donne pas la peine de discuter. Zimbalist tend la main vers son thé. Une veine couleur rouille se tortille dans l’eau comme le ruban intérieur d’une bille d’agate.

— Comment réagiriez-vous si ce que vous aviez déclaré publiquement être un des traits de votre carte se révélait être, disons, une pliure ? Un cheveu, un trait de stylo isolé, par exemple. En informeriez-vous les autres ? Iriez-vous voir le rebbè ? Reconnaîtriez-vous avoir commis une erreur ?

— C’est impossible.

— Mais si ça arrivait, pourriez-vous vous en accommoder ?

— Si vous saviez que vous avez envoyé un innocent en prison pour de nombreuses années, capitaine Gelbfish, pour le restant de ses jours, pourriez-vous vous en accommoder, vous ?

— Ça arrive tout le temps, répond Bina. Mais je suis toujours là.

— Eh bien alors, dit le mayven, j’imagine que vous savez ce que je ressens. À propos, j’emploie le terme d’« innocent » au sens très large.

— Moi aussi, acquiesce Bina. Ça va sans dire.