Bina abaisse la vitre de son côté.
— Vous ne partez pas ? demande-t-elle.
— Vous l’avez attrapé ?
Sans chercher à éluder la question, Bina se borne à secouer la tête.
— Alors je ne pars pas.
— Ça risque de prendre un moment, ça risque de prendre plus de temps que nous n’en disposons.
— J’espère vraiment que non, s’enflamme la mère de Mendel Shpilman. Ce Zimbalist de malheur envoie ses idiots en pyjama jaune jusque chez moi pour numéroter la moindre pierre de cette maison afin de la démonter puis de la remonter à Jérusalem. Si je suis encore ici dans quinze jours, je vais dormir dans le garage de Shprintzl.
— Ce serait un très grand honneur, déclare ce qui est soit un âne parlant très solennel, soit Shprintzl Rudashevsky derrière l’épouse du rebbè.
— Nous l’attraperons, déclare Bina. L’inspecteur Landsman m’en a fait le serment.
— Je sais ce que valent ses promesses, réplique Mrs Shpilman. Et vous aussi.
— Hé ! s’exclame Landsman.
Mais elle a déjà tourné les talons pour rentrer dans le petit bâtiment oblique d’où elle est sortie.
— Très bien, dit Bina, tapant dans ses mains. Allons-y. Que fait-on maintenant ?
Landsman tapote son volant, pesant ses promesses et leur valeur. Il n’a jamais été infidèle à Bina. Mais il n’y a pas de doute que ce qui a brisé leur mariage, c’est l’absence de foi de Landsman. Une foi non pas en Dieu, ni en Bina et sa détermination, mais dans le précepte fondamental que tout ce qui leur est arrivé depuis le jour de leur rencontre, en bien comme en mal, était écrit. La foi aveugle du coyote qui vous maintient dans les airs aussi longtemps que vous vous imaginez que vous savez voler.
— Toute la journée j’ai eu envie de choux farcis, déclare-t-il.
45.
De l’été 1986 au printemps 1988, quand ils avaient défié les souhaits des parents de Bina pour emménager ensemble, Landsman s’introduisait en douce chez les Gelbfish pour faire l’amour avec elle. Tous les soirs, à moins qu’ils ne se soient chamaillés, et parfois au plus fort d’une chamaillerie, Landsman escaladait la gouttière et entrait par la fenêtre de la chambre de Bina pour partager son petit lit. Juste avant l’aube, elle le renvoyait par le même chemin.
Ce soir, cette gymnastique lui avait pris plus de temps et coûté davantage d’efforts que sa vanité ne voulait bien l’admettre. Alors qu’il dépassait son repère à mi-hauteur, juste au-dessus de la fenêtre de la salle à manger de Mr Oysher, le mocassin gauche de Landsman avait glissé, et ce dernier était resté suspendu tout tremblant au-dessus du vide noir de la cour des Gelbfish. Les étoiles au-dessus de sa tête, la Grande Ourse et le Serpent inversèrent leur place avec le rhododendron et les restes des souccot des voisins. Pour retrouver un appui, Landsman déchira sa jambe de pantalon au collier d’aluminium, son ennemi juré dans son combat avec la gouttière. Les préliminaires entre les amants avaient débuté quand Bina avait roulé en boule un mouchoir en papier pour étancher la coupure sur le mollet de Landsman. Son mollet, avec ses boutons et ses taches de rousseur, son étrange floraison de poils noirs de la quarantaine.
Ils sont couchés en cuillères, un couple de Yids plus très jeunes, collés ensemble comme les pages d’un album de photos. Les omoplates de Bina lui entrent dans la poitrine, les protubérances de ses rotules à lui sont emboîtées dans le creux doux et moite de ses genoux à elle. Les lèvres de Landsman soufflent doucement sur la tasse à thé de son oreille. Et une partie de lui qui a été très longtemps le symbole et le terrain de sa solitude a trouvé refuge chez son supérieur hiérarchique, avec qui il a été autrefois marié pendant douze ans. Bien que, c’est vrai, sa présence en elle soit devenue précaire. Un bon éternuement suffirait à l’expulser.
— Tout ce temps, murmure Bina. Deux ans.
— Tout ce temps.
— Pas une fois.
— Même pas.
— Tu ne te sentais pas seul ?
— Très seul.
— Et triste ?
— Cafardeux, mais jamais assez cafardeux ou assez seul pour me raconter qu’une partie de jambes en l’air avec une Juive de rencontre allait me permettre de me sentir mieux.
— En fait, le sexe de rencontre ne fait qu’aggraver les choses, dit-elle.
— Tu parles d’expérience ?
— J’ai baisé avec deux types de Yakobi, si tu veux savoir…
— C’est curieux, répond Landsman après réflexion, mais je crois que non.
— Deux ou trois.
— Je n’ai pas besoin d’un rapport.
— Alors, nu, reprend-elle, tu te contentes de résister ?
— Avec une discipline que tu peux trouver surprenante chez un Yid si indiscipliné.
— Et maintenant ? dit-elle.
— Maintenant ? Maintenant, c’est la folie. Sans parler de l’inconfort. En plus, je crois que ma jambe saigne toujours.
— Je voulais dire, et maintenant, tu te sens seul ?
— Tu plaisantes, non ? Serré dans cette boîte à pain ?
Il enfouit son nez dans la brosse douce et épaisse des cheveux de Bina et inspire à fond. Une odeur de raisins et de vinaigre, une bouffée salée de sa nuque en sueur.
— Qu’est-ce que ça sent ?
— Ça sent la rousse, répond-il.
— Non, ce n’est pas vrai.
— Ça sent la Roumanie.
— C’est toi qui sens le Roumain, tranche-t-elle. Avec tes jambes horriblement poilues.
— Je suis devenu un vieux chnoque.
— Et moi une vieille bique.
— Je ne peux même plus monter l’escalier, je perds mes cheveux.
— Mon cul est pareil à une carte topographique.
Il vérifie cette information avec ses doigts. Des arêtes et des creux, ici et là un bouton en haut-relief. Il glisse les mains autour de sa taille, les remonte pour soupeser les seins, un dans chaque main. Au début, il ne retrouve aucun souvenir de leur ancienne taille ou forme pour pouvoir comparer, et panique un peu. Puis il décide qu’ils sont exactement comme ils ont toujours été, contenus exactement dans sa paume et ses doigts écartés, résultat d’un mystérieux mélange de pesanteur et de souplesse.
— Je ne redescends pas par la gouttière, déclare-t-il. Je peux te le dire.
— J’ai dit que tu pouvais prendre l’escalier. C’était ton idée, la gouttière.
— C’était mon idée, reconnaît-il. Ça a toujours été mon idée.
— Comme si je ne le savais pas…
Ils demeurent un long moment immobiles, sans prononcer un mot de plus. Landsman sent à ses côtés comme une outre se remplir lentement de vin sombre. Quelques minutes plus tard, Bina se met à ronfler. Il n’y a pas à dire, son ronflement n’a pas changé en deux ans, avec son bourdonnement de flûte à deux manches, le bourdon de sa basse continue de chant guttural mongol. Il a la lenteur grandiose d’une respiration de baleine. Landsman commence à dériver à la surface de son lit et du murmure du souffle de Bina. Dans ses bras, dans ses draps imprégnés de son parfum – une odeur forte mais aussi grisante que des gants de cuir neufs –, Landsman se sent en sécurité pour la première fois depuis une éternité. À moitié endormi et repu. C’est reparti, Landsman, pense-t-il. Voilà l’odeur et la main posée sur ton ventre que tu as échangées contre toute une vie de silence.
Il s’assied dans le lit, complètement réveillé et haïssable à ses propres yeux, lâche, plus indigne que jamais de la belle femme en peau de chevreau qui dort dans ses bras. Oui, d’accord, Landsman comprend – et va chier dans l’océan ! – qu’il n’a pas seulement fait le bon choix mais le seul possible. Il comprend que la nécessité de couvrir les forfaits des gars du tiroir du haut est une de celles que les nozzes ont transformées en vertu depuis l’aube du métier de policier. Il comprend que s’il devait raconter à quelqu’un, disons à Dennis Brennan, ce qu’il sait, alors les gars du tiroir du haut trouveraient un autre moyen de le réduire au silence, cette fois-ci à leurs conditions. Alors pourquoi son cœur cogne-t-il contre les barreaux de sa cage thoracique comme le quart métallique d’un récidiviste ? Pourquoi le lit parfumé de Bina lui fait-il soudain l’effet d’une chaussette humide, d’un caleçon qui remonte ou d’un costume de laine par un après-midi torride ? Tu passes un marché, prends ce qui te revient et bouge de là. Passe à autre chose. Des hommes froids dans un pays du soleil ont été amenés par la ruse à s’entretuer afin que, pendant qu’ils ont le dos tourné, leur pays du soleil puisse monter en puissance et être entouré d’un mur. Le destin du district de Sitka a été scellé. Le meurtrier de Mendel Shpilman, quel qu’il soit, court toujours. Et alors ?