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Landsman s’extrait du lit. À la façon d’une boule de feu, le mécontentement converge autour de l’échiquier enfoui dans la poche de son pardessus. Il le déplie, le contemple et se dit : « Quelque chose m’a échappé dans la chambre. » Non, rien ne lui a échappé, mais si quelque chose lui a échappé, ça ne peut qu’avoir disparu à l’heure qu’il est. Sauf que rien ne lui a échappé dans la chambre. Mais, si, quelque chose lui a échappé.

Ses pensées sont une aiguille à tatouer en train d’encrer le fer de pique d’un as. Elles sont une tornade qui s’acharne sur la même maudite caravane aplatie comme une crêpe. Elles se resserrent et s’obscurcissent jusqu’à décrire un minuscule cercle noir, le trou dans la nuque de Mendel Shpilman.

Il recrée en imagination la scène du crime telle qu’il l’a vue le soir où Tenenboym a frappé à sa porte. La surface pâle et semée de taches de rousseur du dos, le caleçon blanc, le masque brisé des yeux, la main droite pendant du lit et effleurant le sol de ses doigts, l’échiquier sur la table de nuit.

Landsman pose le plateau sur la table de nuit de Bina, sous le pal de lumière chiche dispensée par la lampe, un truc en porcelaine jaune avec une grosse pâquerette jaune sur l’abat-jour vert. Les blancs face au mur. Les noirs – Shpilman, Landsman – face au centre de la pièce.

Peut-être est-ce le contexte à la fois familier et dépaysant : la tête de lit peinte, la lampe à la pâquerette, les pâquerettes du papier peint, la commode et son tiroir du haut, où Bina avait l’habitude de ranger son diaphragme. Ou peut-être est-ce à cause des traces restantes d’endorphine dans son sang. Mais alors que Landsman regarde l’échiquier, pour la première fois de sa vie la vue d’un échiquier ne lui est pas désagréable. C’est même un plaisir, en fait. De rester là à déplacer mentalement les pièces semble ralentir ou, du moins, déloger l’aiguille occupée à encrer le trou noir de sa cervelle. Il se concentre sur la promotion de b8. Que se passerait-il si on échangeait ce pion contre un fou, une tour, une dame ou un cavalier ?

Landsman cherche une chaise pour se placer du côté des blancs sur l’échiquier et disputer en imagination une partie amicale contre Shpilman. Dans un coin de la chambre, derrière un bureau, il y a une chaise à la peinture assortie au lit vert pâquerette. Elle se trouve à peu près à l’endroit où serait le bureau pliant par rapport au lit, dans la chambre occupée par Shpilman au Zamenhof. Landsman se pose sur la chaise verte, les yeux rivés sur l’échiquier.

Un cavalier, décide-t-il. Et puis les noirs doivent pousser le pion en d7 – mais vers où ? Il s’installe pour jouer, non dans le mince espoir que cela puisse le mener à l’assassin, mais parce qu’il a vraiment besoin tout d’un coup de jouer la partie. Et puis, comme s’il était assis sur une chaise électrique, il se lève d’un bond. D’une main, il brandit brusquement la chaise verte dans les airs. Quatre marques circulaires dans la moquette blanche à poils ras, légères mais distinctes.

Il avait toujours supposé que Shpilman, ainsi que l’avaient signalé tous les réceptionnistes, ne recevait jamais de visiteurs, que la partie qu’il avait laissée derrière lui était une forme de solitaire des échecs, jouée de mémoire ou sortie des pages de Trois cents parties d’échecs, peut-être juste contre lui-même. Mais Shpilman avait eu un visiteur, ce visiteur avait même tiré une chaise pour prendre place devant l’échiquier face à sa future victime. Et la chaise de ce patser fantôme avait dû laisser des marques dans la moquette. Celles-ci s’étaient sans doute déjà évanouies ou avaient été effacées par l’aspirateur. Mais elles restaient peut-être visibles sur une des photos de Shpringer, enfermées au fond d’une boîte dans une des réserves du labo médico-légal.

Landsman enfile son pantalon, boutonne sa chemise, noue sa cravate. Il décroche son pardessus de la porte et, ses chaussures à la main, va reborder douillettement Bina. Alors qu’il se penche pour éteindre la lampe de chevet, un rectangle de papier tombe de la poche de son pardessus. C’est la carte postale qu’il a reçue du club de gym qu’il fréquentait jadis, avec son offre d’abonnement à vie valable les deux prochains mois. Il examine le côté brillant de la carte, avec son Juif transformé comme par magie. Avant, après. Gros, mince. Commencer ici, finir là. Intello, heureux. Chaos, ordre. Exil, patrie. Avant, un joli diagramme dans un livre, sa grille aux cases noires soigneusement hachurées et annotées comme une page du Talmud. Après, un vieil échiquier cabossé avec un inhalateur Vicks en b8.

Landsman sent alors quelque chose. Une main posée sur la sienne, plus chaude que la normale de deux degrés. Une accélération, un déploiement de la banderole de ses pensées. Avant et après. Le toucher de Mendel Shpilman, moite, électrique, communique une sorte d’étrange bénédiction à Landsman. Et puis rien d’autre que l’air glacé de la chambre d’enfant de Bina Gelbfish. Le vagin-fleur de Georgia O’Keeffe au mur. Le Shnapish en peluche affalé sur une étagère, à côté de la montre et des cigarettes de Bina. Et Bina assise dans son lit, appuyée sur un coude, en train de l’observer, un peu comme elle regardait les gamins éventrer cette malheureuse piñata pingouin.

— Tu fredonnes toujours quand tu réfléchis, dit-elle. Comme Oscar Peterson, sauf qu’il n’y a pas de piano.

— Merde ! s’exclame Landsman.

— Quoi, Meyer ?

— Bina !

C’est Guryeh Gelbfish, cette vieille marmotte siffleuse, qui appelle de l’autre côté du couloir. Une ancienne terreur étreint Landsman.

— Qui est avec toi ?

— Personne, papa, dors ! – Elle répète à voix basse : Meyer, quoi ?

Landsman s’assied sur le bord du lit. Avant, après. L’exaltation de l’intuition, puis l’insondable regret de l’intuition.

— Je sais quel type d’arme a tué Mendel Shpilman, chuchote-t-il.

— Trop fort, dit Bina.

— Ce n’était pas une partie d’échecs, reprend Landsman au bout d’un moment, sur l’échiquier présent dans la chambre de Shpilman. C’était un problème. Ça me paraît évident maintenant, j’aurais dû le voir, la disposition était si bizarre. Quelqu’un est venu voir Shpilman ce soir-là, et Shpilman lui a soumis un problème. Un problème bien épineux. – Il déplace les pièces de l’échiquier de poche, avec un choix sûr, une main ferme. – … Les blancs préparent la promotion de leur pion, tu vois ? Et ils veulent le changer en cavalier. Ça s’appelle une sous-promotion, parce que, d’habitude, on veut faire dame. Avec un cavalier ici, les blancs ont trois manières différentes de donner mat, croit-il. Mais c’est une erreur, parce que ça laisse aux noirs – soit Mendel – un moyen de faire traîner la partie. Si tu as les blancs, tu dois ignorer l’évidence, te contenter d’un mouvement terne du fou, ici en c2. Au début, on ne le remarque même pas. Mais après lui, tout mouvement des noirs conduit droit au mat. Ils ne peuvent pas bouger sans s’éliminer, ils n’ont plus aucun bon coup.